La capacité de résilience ne résout pas tout et peut devenir un obstacle à la prise de responsabilité
La résilience
concerne notre capacité de rebondir après une épreuve ou un choc. Elle est
indispensable pour pouvoir traverser les péripéties de la vie, depuis notre
naissance. C’est elle qui permet de reprendre souffle et de se remettre en
route après avoir traversé des moments difficiles et dans certains cas de
véritables traumatismes. Boris Cyrulnik est parmi ceux qui ont le plus approfondi
la question de la résilience, ayant lui-même vécu des événements traumatiques
dans son enfance en tant que jeune juif durant la seconde guerre mondiale. Une
bonne capacité de résilience est une source d’équilibre et nous y faisons
appel particulièrement au moment des périodes troublées de la vie ou de
l’histoire.
Arrivé en
Afrique, il y a 50 ans, je vis actuellement dans un pays où les traumatismes
dus à la guerre se répètent de génération en génération. Rien que dans la
région où j’habite, plus de 130 groupes armés écument les territoires riches en
multiples ressources minières en utilisant la violence, et même le viol, pour
contrôler des populations ou imposer leur pillage. Depuis 10 ans je reçois
continuellement des survivants en état de stress post-traumatique. Ils ont
besoin d’un accompagnement personnalisé pour pouvoir se reconstruire. Je
suis souvent frappé par la capacité de résilience des femmes africaines par
rapport aux violences qu’elles ont pu subir et qui, en Occident, demanderaient
un soutien psychologique et psychiatrique sur des années, (viol en réunion sous
les yeux du mari et des enfants, tortures, etc.). Elles puisent dans leur courage
et leur solidarité pour rebondir, dans la mesure où elles sont accompagnées personnellement
ou en groupe pour se reconstruire, et deviennent parfois de véritables
militantes. Malheureusement, à cause de la stigmatisation, beaucoup ne
déclarent pas ce qu’elles ont vécu pour éviter d’être rejetées. En outre, dans
certains pays d’Afrique, où il n’y a pratiquement pas d’Etat, ou bien où l’État
est prédateur et favorise la violence systémique et les massacres, toute la
société est traumatisée. Paradoxalement, on constate que c’est sur cette
situation d’anomie et de fragilisation des liens sociaux que les politiques construisent
leur pouvoir, entretenant parfois volontairement le désordre afin de
favoriser des réseaux économiques mafieux.
Les
populations subissent cet asservissement avec un courage et une patience
extraordinaire qui font l’admiration des observateurs étrangers. Mais
précisément cette résilience a des limites. Elle peut être un piège. Dans son
livre sur Les profils émotionnels, le professeur Richard Davidson étudie
des critères pour établir ces profils dans le cadre de l’intelligence
émotionnelle. Parmi ceux-ci il se réfère à la résilience. Or, à partir des
neurosciences, il constate que les personnes qui ont une trop grande capacité
de résilience en arrivent à perdre leur sensibilité émotionnelle et deviennent inaccessibles
à certaines émotions et même parfois à l’empathie. Elles en arriveraient à
perdre leur capacité de réactivité en absorbant et atténuant les impacts sur
leur psychisme et leur vie émotionnelle. D’où leur incapacité de prendre leur
responsabilité pour s’opposer aux causes de leur agression.
Discutant avec
un de mes confrères à propos de la capacité de résilience de certaines
populations africaines, il me confiait sa conviction que la capacité de
résilience de ses frères et sœurs africains finissait par représenter un
véritable obstacle à un combat pour des alternatives politiques crédibles.
Il était convaincu du cynisme de nombre d’hommes politiques africains qui non
seulement n’ont pas le souci du bien-être de leurs citoyens mais en plus
entretiennent le désordre et leur domination (par les forces de l’ordre) pour
faciliter leur contrôle sur ces populations. Selon lui, ils tablent sur le fait
que les gens ne se révolteront pas, et qu’il est toujours possible d’aller plus
loin dans l’exploitation des petits et le refus de partager les richesses du
pays. Ainsi cette résilience de cette immense population qui vit dans la survie
est un atout pour maintenir une situation contraire aux droits humains et
maintenir leur pouvoir. Il se posait la question : « est-ce que
notre résilience n’est pas en fait la cause de la poursuite de l’exploitation
inhumaine dont nous sommes les victimes au quotidien par nos propres
autorités ? »
Bernard Ugeux, le 30/4/2021