dimanche 28 janvier 2018


Jean Moriaud, Vraiment, il est là, Une relecture de ma vie avec Dieu, 2017, 183 pages.

Voici un petit livre passionnant ! Pour Jean, la définition de la mission, « c’est toujours « vivre avec », et m’intéresser aux personnes pour qu’elles s’intéressent un peu plus aux autres et, si possible, à Dieu ». Notre confrère a passé 22 ans au Burkina et 10 ans au Tchad et est un conteur-né. Il a un grand sens de l’observation et de l’humour, un cœur large, et il aime mettre en valeur les merveilles que fait le Seigneur chez les autres. La « relecture de sa vie » est comme une ode à l’Esprit-Saint. Il en parle avec humilité et réalisme. On y perçoir beaucoup d’humanité, d’intérêt pour les personnes et leur culture, de souci de trouver avec elles des solutions à leurs problèmes et de les mettre en relation entre elles pour progresser ensemble dans leur vie quotidienne et chrétienne.

Cette attitude lui vaut progressivement la confiance des autorités traditionnelles autant qu’administratives, ce qui lui sera bien utile quand il se lancera dans des projets de développement avec les gens, en commençant par les jeunes. Il ne fait pas de théorie sur le dialogue avec les religions traditionnelles africaines, mais son quotidien de pasteur le met en situation permanente de rencontre. C’est ainsi que la confiance créée avec les anciens l’aidera à faire accepter les jeunes et leurs projets par les chefs locaux. Que ce soit à propos de la création de groupes de danses traditionnelles, d’initiation à des artisanats locaux, de la création d’un centre de formation pour aveugles ou d’un village pilote pour jeunes agriculteurs. Il s’engage aussi dans l’inculturation de la liturgie pascale…

Il ne propose pas non plus de théorie sur JPIC, mais quand il rencontre un problème qui touche à la santé ou à l’équilibre alimentaire de la population, il mobilise tout le monde. Ainsi il apprend à des personnes aveugles à planter des oignons et les populations à construire des puits ou aménager des sources.

Son travail pastoral rejoint aussi la souffrance des gens, comme pour la mort du jeune Kizito à la suite de l’initiation et les questions liées à l’exode des jeunes vers Abidjan. Voilà un patient travail de formation et d’accompagnement de catéchistes, de responsables de communautés ou de mouvements de jeunesse…

C’est dans l’action de grâce et l’enthousiasme qu’il évoque ces années de fécondité apostolique accompagnée d’une vie de prière profonde. Certes, sa joie de partager les beaux fruits ne lui laisse pas beaucoup de place pour nous parler des échecs, des difficultés communautaires ou des découragements qu’il laisse pudiquement de côté. Mais voilà, il s’agit plus d’un Magnificat que d’un De profundis… Je le suggère particulièrement à nos frères qui « ne veulent pas être nommés en brousse »…

B. Ugeux


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Véronique OLMI, Bakhita, Roman, Albin Michel, 2017, 456 p.



Il faut être audacieuse pour écrire un roman à partir du drame traversé par la petite esclave soudanaise devenue religieuse en Italie et ensuite canonisée après bien des souffrances.

Le défi était de se mettre dans la peau d'une petite Soudanaise vivant dans un milieu traditionnel et ensuite de l'accompagner tout au long de ce drame de l'esclavage dont elle fut libérée par un consul italien qui l'emmena en Italie où elle finit sa vie chez les Soeurs canossiennes.

Ce livre a des passages difficiles car il évoque l'horreur de l'esclavage, mais il est aussi passionnant à cause de la façon dont l'auteure décrit les effets de la déconstruction d'une personne à travers les pratiques esclavagistes. Elle montre comment, même revenue à une vie sans risque et protégée comme celle d'un couvent, où elle vit tout de même le choc culturel de s'adapter à l'Italie, Bakhita n'arrive pas à se libérer totalement de son identité profonde et de ses réflexes d'esclaves. Par ailleurs, les réactions de peur de son entourage à une noire ne faisaient que la renvoyer à sa différence.

M'occupant moi-même depuis des années de jeunes africaines victimes d'esclavage sexuel en RD Congo, je trouve que l'auteure a admirablement rendu l'aventure intérieure qu'a pu vivre Bakhita. Rien que cela donne une grande valeur au livre, en plus de l'évocation de plusieurs époques, celle de l'esclavagisme dans ces régions africaines et la montée du fascisme en Italie où Bakhita essaie de s'adapter à ses différentes nominations dans des fonctions et des lieux divers. Un livre qui mérite le détour et fait réfléchir à notre époque où les affres de la migration et de l'esclavage sont banalisés par ceux qui veulent conserver leurs privilèges


 


François Dromard, La famille creuset de nos richesses, éd. Encretoile, 2017, 170 p.

Voici un plaidoyer pour le mariage qui en montre les joies mais qui n'en cache pas les combats et les désillusions.

Merci à l'auteur s’être rendu vulnérable en racontant l’histoire de son couple et de sa famille, sans avoir occulté les traversées difficiles comme celle des débuts et surtout celle de son accident de voiture et de ses conséquences durables. C’est un tel encouragement pour les couples qui traversent des crises. C'est à faire lire autour de soi.

Merci aussi d’avoir partagé son enthousiasme pour le mariage et leur engagement à deux auprès d'autres couples. Cela ma fair penser aux nombreuses années où j’ai été engagé dans le mouvement Vivre et Aimer en France.

J’ai aussi été touché par les partages sur vos enfants avec qui lesrelations ont été propres à chacun.e et qui ont aussi  été difficiles à certains moments . Merci pour les dessins de lettrines et pour les icônes de Martine si belle et inspirante.

Oui, ce livre est un cadeau car il donne de l’enthousiasme et fait réfléchir et approfondir les défis et les joies du mariage. 

vendredi 26 janvier 2018


Revue Quart-Monde



Fécondité de la compassion, par Bernard Ugeux[1]

Fuir pour enfin vivre…

Françoise [2] est une jolie jeune femme d’une vingtaine d’années qui a retrouvé le sourire aujourd’hui. Pourtant, elle a été enlevée adolescente il y a quelques années par un de ces nombreux groupes armés qui sévissent dans l’est de la RD Congo, après avoir vu ses parents assassinés sous ses yeux. Entraînée dans un camp perdu au fond d’une clairière dans la montagne, elle devient l’« épouse » du chef de la milice durant…près de trois ans. Réduite en servitude, elle met au monde une petit fille Viviane. Un soir, alors qu’elle se lave dans la rivière, elle profite de l’inattention de son gardien pour prendre la fuite avec son enfant sur le dos. Pendant plusieurs jours, elle court à travers la forêt et la savane, terrifiée à l’idée d’être rattrapée, car elle serait torturée et exécutée comme ce fut le cas de ses amies qui ont échoué dans leur fuite. Elle finit par trouver un village qui les accueille épuisées par la faim et la soif. Elle essaie alors de survivre grâce à un petit commerce de légumes, sans avenir, et finit par échouer à Bukavu, une grande ville au sud du lac Kivu. Réfugiée sous un arbre près d’un marché de la ville, elle est découverte par Monique qui, elle aussi, alors enceinte, a fui le groupe armé qui la détenait depuis plusieurs mois. Elle la conduit auprès de Maman Julie qui l’avait recueillie et aidée à accoucher et à accepter cet enfant du viol. C’est là que je rencontrai Françoise pour la première fois, lors d’une de mes visites à cette veuve qui a recueilli un grand nombre d’enfants. Au milieu des gamins entassés dans la baraque en planches sans fenêtre ni meuble, elle se leva pour raconter brièvement son aventure et me supplier de l’aider à scolariser Viviane et de lui permettre de poursuivre ses études. Je reçois beaucoup de demandes de cette sorte, mais j’ai été touché par son désespoir et ses larmes et par sa situation particulière. Que peut-on faire de pire à un être humain que de transformer une jeune fille à peine pubère en esclave sexuelle ? Pourtant, Françoise n’avait pas connu le pire des sorts puisqu’elle était parvenue à s’enfuir avec son enfant et qu’elle avait été soutenue par l’affection de Maman Julie et de Monique. Elle avait commencé à connaître un peu de sécurité, mais c’était éphémère, dans une extrême précarité. Pour les nombreuses femmes victimes de violence ou d’enlèvement, c’est la solidarité du voisinage, le soutien d’autres personnes fragiles et pauvres qui leur permettent de reprendre goût à la vie et d’accepter l’enfant qui leur rappelle l’enfer qu’elles ont connu. Certaines d’entre elles, profondément traumatisées, ont pu retrouver une place dans la société grâce à ce début de résilience[3]. Cela me fait souvent penser à la parole de St Paul : « là où le péché a abondé, la grâce à surabondé » (Rm 5,20), souvent par l’intermédiaire de gens très simples qui ont partagé leur propre pauvreté.

Quand on a tout perdu

J’ai donc décidé de la prendre en charge comme je l’ai fait pour quelques autres dans le même cas, qui ont parfois pu profiter pendant un certain temps d’un soutien psycho-social avant d’être renvoyées dans la vie normale avec de grandes fragilités. Un suivi personnalisé institutionnel sur la durée est presque impossible ici, dans un tel contexte de manque de personnel et de moyens face, aux innombrables victimes de violence qui affluent sans cesse vers la ville lacustre.

Ce travail d’accueil et d’accompagnement – non médical - que je pratique depuis six ans m’a permis de mieux comprendre la souffrance et la vulnérabilité des victimes de violences, particulièrement sexuelles. Leur première hantise, c’est d’être crues. Il n’y a pas si longtemps, dans les sociétés occidentales, il n’était pas rare de culpabiliser une femme qui venait déclarer un viol : « Elle l’a bien voulu ! » Ici aussi, je l’entends souvent. Dans une société où la situation d’insécurité et le dysfonctionnement de l’Etat favorisent les violences et encouragent l’impunité, le viol est banalisé. En outre, les victimes sont souvent stigmatisées et ostracisées : la société a du mal à les accueillir et à leur donner une place. C’est pourquoi il y a une double pénalité pour la victime : ce qu’elle a souffert et le rejet par la société. On comprend donc que nombre d’entre elles ne se déclarent jamais, alors qu’elles ont besoin de soins médicaux et psychologiques. Et que celles qui osent parler, car elles cherchent de l’aide, n’ont qu’une peur, c’est qu’on ne les prenne pas au sérieux.

En outre, elles se sentent souvent coupables (« C’est de ma faute, je n’aurais pas dû aller seule à la rivière … ou faire ce voyage, etc. ») et souillées dans leur intimité. Elles ont aussi le sentiment d’avoir perdu leur dignité.

La situation est encore plus grave quand le viol a été organisé par des milices qui ont envahi tout un village pour abuser des femmes devant leurs enfants et leur mari, avant d’enlever des jeunes filles et de brûler les maisons. Les effets sur le mari - humilié – sur la femme -  déshonorée – et sur les enfants atterrés sont incommensurables. Toute la famille est traumatisée.  Il est évident que dans ces attaques, le but n’est pas d’abord sexuel mais la soumission et l’humiliation d’un groupe social ou ethnique, souvent pour des raisons économiques (mines de métal précieux), politiques ou territoriales (domination de chefs de guerre).

Il existe des aides apportées par des ONG et des Eglises, mais les institutions sont souvent dépassées par l’importance des besoins et la profondeur des blessures. C’est précisément parce que le suivi n’est pas possible et que la réinsertion a aussi un coût social et économique, qu’il est important d’accueillir les victimes qui errent dans les rues une fois que les institutions ne peuvent plus les soutenir. Car il faut se loger, manger, se vêtir, se soigner et scolariser les enfants. Les solidarités familiales – quand elles ont été maintenues – ou de quartier – pour les réfugiées venues d’ailleurs – ne peuvent tout régler. A la fragilité physique et psychique s’ajoute une dépendance sociale et économique.

Cette dernière dimension prend une importance particulière dans les sociétés africaines. On sait que dans les pays occidentaux, les victimes de violence sont accueillies et suivies psychologiquement. On investit beaucoup pour gérer les conséquences psychiques des traumatismes, en travaillant sur les sentiments et les émotions. Cette dimension n’est pas absente en Afrique, mais n’a pas la même importance, étant donné la dureté des conditions de vie et le fait que les femmes n’ont pas été élevées à se préoccuper de leurs états d’âme. Lors d’accidents et de décès, dans nombre de cultures africaines, les émotions sont exprimées communautairement et ouvertement, ce qui a un effet thérapeutique. Puis la vie continue avec ses urgences de survie. Or, dans le cas des victimes de traumatisme, la hantise des survivantes est de retrouver une identité sociale. Car en Afrique, l’identité se définit moins par la subjectivité que par l’appartenance. On est d’abord fils ou fille de…, frère ou sœur de…, originaire de tel groupe social, avant d’être « moi ». Ce qui donne un sens à la vie, c’est de faire partie d’une communauté humaine où on est reconnu et où chacun a sa place et son rôle. Car c’est ce qui apporte la sécurité affective et économique. D’où le défi pour les communautés chrétiennes ! Quel drame quand on est rejeté par le conjoint à cause des violences subies, ou par le groupe social ou religieux qui a du mal à donner une place à quelqu’un qui a été « souillé » et qui, parfois, porte un enfant qui a la sang d’un ennemi du groupe ! Les enfants nés du viol sont aussi stigmatisés sur une base ethnique.

Un regard qui croit et qui espère l’autre

Donc, dans le travail d’accueil, en vue de favoriser une résilience, il ne suffit pas d’être empathique et de permettre d’exprimer des émotions et des souvenirs douloureux dans un climat de sécurité. Il faut aussi, et peut-être surtout, donner les moyens matériels et sociaux d’une réinsertion dans une communauté humaine où la victime retrouve une place et un rôle, du respect et une certaine sécurité. Cela nécessite un important investissement matériel pour assurer les besoins primaires des victimes. Il s’agit de leur permettre de retrouver une autonomie économique et une « dignité » sociale. Sans cela, la suite sera la dépression, la prostitution, la misère la plus noire. Encore une fois, la solidarité entre pauvres et entre victimes peut faire des merveilles, mais pas forcément des miracles. J’ai cependant vu comment l’accompagnement par le personnel médical et par les autres victimes ont permis à des jeunes filles de se redresser et d’accepter leur enfant né du viol.

La situation de ces femmes et de ces jeunes filles a des répercussions sur l’attitude à favoriser vis-à-vis des victimes. L’accueil doit être rempli de délicatesse et de bienveillance. Il faut d’emblée créer la confiance en offrant à la personne un espace où elle se sent en sécurité et où elle est sûre de la confidentialité. Même s’il sera nécessaire de vérifier ses dires par la suite – car il y a aussi de « fausses victimes » – il est important qu’elle se sente écoutée favorablement et jusqu’au bout, sans a priori ni curiosité déplacée. Dès le premier regard la relation se construit. Une attitude d’écoute pudique permet de se dévoiler progressivement, souvent par allusions, ce qui peut demander plusieurs rencontres. Mais en plus de ne pas se sentir jugée, elle a besoin que je lui exprime qu’elle n’est ni coupable, ni souillée, qu’elle n’a pas perdu sa dignité de femme (d’épouse, de mère…). Que Dieu ne la rejettera jamais. Qu’au contraire se sont ceux qui l’ont traitée ainsi qui ont perdu leur dignité. C’est ainsi qu’elle peut petit à petit retrouver une nouvelle estime de soi. Il est nécessaire également de l’aider à réaliser à quel point elle a souvent été courageuse, soit en résistant au violeur, soit en essayant de protéger ses enfants, soit en ayant la force de fuir le camp où elle était prisonnière, etc. « Oui, vous avez eu ce courage ! Et par amour de ceux qui vous sont chers », a-t-elle besoin de s’entendre dire. Il est certes utile de pratiquer l’empathie, en essayant de se mettre à sa place et en lui exprimant une compréhension de ce qu’elle a vécu.

Mais jusqu’à quel point un homme d’un certain âge, européen, prêtre donc célibataire, peut-il se mettre à la place d’une jeune fille enlevée pendant des mois ou des années ? Il n’est d’ailleurs pas souhaitable que j’essaie de me représenter à tout prix son enfer. Non seulement ce serait user de trop d’imagination mais aussi courir le risque de me laisser envahir par trop d’images et d’émotions perturbantes, qui m’empêcheraient de garder la juste distance qui permet une relation d’aide. Au début de mes accueils, j’étais presque déprimés d’entendre ces récits. Petit à petit, je suis passé d’une empathie peut-être pas assez distanciée à une attitude de compassion. Je veux dire par là, à un regard d’amour, de respect, de tendresse même, qui révèle à cette femme qu’elle est digne d’être aimée, d’être respectée, qu’elle a encore un avenir de femme devant elle et, surtout, que nous allons chercher ensemble comment concrètement lui permettre de se relever et de recommencer à vivre.

Un amour qui agit

Il n’y a pas de vraie compassion sans action. Cela signifie que je considère comment elle se sent perçue socialement, je veille à ses besoins immédiats pour revenir à une vie normale et retrouver son identité sociale. Ce travail se fait en équipe, avec différents intervenants, et il est important d’y associer son mari et ses enfants quand c’est possible. Il y a donc la nécessité d’assurer au moins au début ses besoins primaires tout en l’aidant à devenir progressivement autonome. Que ce soit en commençant un petit commerce, en retournant aux études, en recevant un apprentissage en couture ou en cuisine pour subvenir à ses besoins et se prendre en main. C’est ce travail de reconstruction de son être profond que réalise le centre Nyota de Bukavu, dont j’accompagne le personnel et que des amis financent. Il accueille chaque année 250 jeunes filles victimes de violence, de prostitution ou de grande pauvreté.  Elles viennent en journée pour retrouver un sens à leur vie. Par une scolarisation accélérée, une éducation à la vie, une formation à la coupe et couture et à la cuisine et un environnement chaleureux et sécurisant, elles reçoivent des moyens pour reconstruire leur estime de soi. Rien que de traverser désormais leur quartier habillées avec leur uniforme d’élève change complètement leur statut social et participe à leur résilience. Le regard de l’entourage change aussi. Quand elles s’en vont après deux trois ans, c’est avec un kit de réinsertion, et un suivi est assuré.

J’ai donc le privilège de voir aujourd’hui se déployer et reprendre souffle tant de personnes qui se croyaient sans valeur et sans avenir. Je suis toujours autant impressionné par l’amour de la vie et la confiance en Dieu chez les femmes africaines. Elles ont une telle capacité de rebondir et de s’engager avec détermination dans une nouvelle vie, surtout à cause de leurs enfants, dès qu’on leur en donne les moyens, qu’elles forcent l’estime et l’admiration[4].

Pour terminer, je voudrais revenir à Françoise dont j’ai parlé au début. Récemment, elle est venue me demander un peu d’argent pour pouvoir s’habiller comme les autres étudiantes de l’école supérieure où elle étudie cette année. Elle est revenue quelques jours après pour me montrer ses achats choisis avec beaucoup de goût. Elle me dit alors avec un grand sourire : « Maintenant, je suis une fille comme les autres ».

Bernard Ugeux, le 8 juin 2016.



[1] Missionnaire d’Afrique travaillant en RD Congo. Auteur de : La compassion j’y crois, Paris, Bayard, 2015 article écrit pour la revue ATD QUART MONDE 
[2] Tous les noms de l’article ont été modifiés pour des raisons de confidentialité.
[3] Résilience : capacité de résister ou de rebondir lors d’une épreuve grave qui menace l’équilibre vital d’une personne.
[4] Ce qui n’empêche que certaines d’entre elles restent dans un état grave et nécessitent un accompagnement psychiatrique prolongé.

Table ronde sur le Soudan du Sud et la RDC à Rome janvier 2018


Table Ronde de l’UISG/USG sur le Soudan du Sud et la RDC du 18 janvier 2018 à Rome, présidée par le cardinal Turkson.

Texte de l’intervention du Père Bernard Ugeux M.Afr.



Je remercie les organisateurs de m’avoir invité à prendre la parole durant cette table ronde. Je suis arrivé pour la première fois en République Démocratique du Congo (RDC) en 1971 et depuis lors je vis une profonde alliance avec ce pays. Depuis de nombreuses années je m’occupe à Bukavu (Sud-Kivu) de l’accueil et de la réintégration de victimes de violences basées sur le genre, surtout des femmes et des enfants. Actuellement, je collabore avec la Commission Justice et Paix de l’UISG/USG[1] dans la formation des consacrés engagés dans l’accueil, le soin et la réintégration des victimes de violences. C’est à ce titre que j’interviens.

Mon propos aujourd’hui n’est pas de décrire le drame que traverse la RDC depuis une vingtaine d’années qui a provoqué des millions de morts dont personne ne parle. D’autres intervenants en parleront.

Je voudrais évoquer l’engagement unique de l’Eglise, et particulièrement des consacrés dans l’accompagnement des victimes sur le terrain et la poursuite des agresseurs.  J’évoquerai aussi le lien indissociable entre compassion, indignation et solidarité, seul chemin pour promouvoir une paix juste en RDC et ailleurs

Avant tout, je désire rendre hommages au nombre incalculable (il n’y a pas de statistiques possibles) de femmes congolaises qui ont été victimes de violence, celles qui ont pu en parler et être soignées, et surtout celles qui souffrent en silence et dans la honte. (Sans oublier certains hommes et de nombreux enfants). Elles sont un exemple vivant de confiance en Dieu et d’amour de la vie, de résilience aussi. Je pense aussi à la CENCO (Conférence Episcopale Nationale du Congo) et à toutes ses prises de positions pour la justice et la paix, qui ont parfois été manipulées par les politiques. Ensuite à tous les catholiques, consacrés et laïcs, qui se battent pour la Justice et la Paix en RDC. Enfin, et ce n’est pas le moindre, au Saint Père le Pape François qui a évoqué notre pays le 23 novembre 2017 lors de la soirée de prière dédiée au Soudan du Sud et à la RDC. Mon intervention s’inscrit dans ce qu’il a affirmé ce soir-là et que nous vivons tous les jours sur le terrain : « Quelle hypocrisie de nier les massacres de femmes et d’enfants ! Là, la guerre montre son visage le plus horrible ! » Il a aussi prié pour « les femmes victimes de violence dans les zones de guerre et en toute partie du monde » et « les enfants qui souffrent en raison de conflits auxquels ils sont étrangers, mais qui volent leur enfance et parfois aussi leur vie ».



Ce soir, je veux affirmer ma profonde conviction que, à ce propos, l’Eglise peut faire la différence pour promouvoir une paix juste, au nom de l’Evangile. C’est à partir d’une expérience vécue récemment dans la cadre de la formation des consacrés par l’UISG/USG que je veux développer cette conviction.

1.    L’apport irremplaçable des consacrés dans le combat contre les violences basées sur le genre.

Je précise d’emblée qu’une partie de ce que je vais dire ici peut aussi s’appliquer à de nombreux laïcs engagés dans ce domaine dans le cadre des Caritas ou de JPIC[2]. Je voudrais cependant tirer un certain nombre de leçons d’une expérience de formation qui a été organisée récemment par la commission JPIC de l’UISG/USG à Goma dans l’Est de la RDC.

En mai 2016, une ministre du gouvernement britannique a demandé à rencontrer la Commission JPIC de l’UISG/USG à Rome après avoir fait un séjour dans le Nord-Kivu. Elle y avait constaté le fort degré d’implication des consacrés dans le domaine des violences dans cette région. C’est pourquoi elle a demandé officiellement que les religieux aident son gouvernement à diffuser dans ce pays le « Protocole international sur la documentation et l'investigation de la violence sexuelle dans les conflits ». En octobre de la même année, il a été décidé d’organiser une formation pour les consacrés engagés dans ce domaine en avril 2017 à Goma (Sud-Kivu), dont la responsabilité m’a été confiée. Durant cette session, quatre jours ont été dédiés à une approche pastorale et psycho-spirituelle et deux à la présentation du Protocole par des experts du gouvernement britannique. Une quarantaine de consacré(e)s et de prêtres diocésains activement engagés dans l’accueil des victimes et des survivants provenant de RDC, Rwanda et Burundi y ont participé. C’est la première fois que le gouvernement britannique introduisait une telle demande auprès des consacrés catholiques. Il s’agissait d’une expérience pilote.

Je me suis alors demandé : pourquoi s’adresser ainsi à des consacrés catholiques pour une telle démarche de la part du gouvernement britannique ?

C’est ici que je crois que les consacrés font la différence, même si certaines ONG font du bon travail et sont parfois plus professionnelles. Les consacré-e-s viennent du milieu de la population et des cultures, et ont l’expérience directe du terrain à partir de leurs propres familles. Ils sont engagés à vie et non pas pour un projet ponctuel. Ils sont supportés par des communautés de consacrés et par les paroisses et travaillent dans une continuité, sans être seulement des francs-tireurs. Le réseau des consacrés est le plus dense de toute la RDC et le plus en prise avec le peuple. Les USUMA et ASUMA[3] nationales et diocésaines, en lien avec les commissions locales JPIC et Caritas, tissent un maillage complet du territoire et une diffusion unique des informations et des interventions sur le terrain, parfois dans des lieux inaccessibles. Ils ont également suivi une longue formation spirituelle et humaine qui leur donne une crédibilité particulière. Sans doute, certain-e-s doivent-ils encore se former à plus de professionnalisme, mais leur consécration à Dieu les fait bénéficier d’une confiance à priori de la part de la population. En plus et au-dessus de tout cela, leur modèle d’engagement est celui de Jésus-Christ, leur fondement est l’Evangile, avec la Doctrine sociale de l’Eglise, et leur source est leur vie de prière et sacramentelle quotidienne. Ce dernier point est essentiel. Il n’est pas possible d’être plongé quotidiennement dans la confrontation au mal absolu que représentent les horribles violences perpétrées tous les jours dans notre pays sur les femmes et les enfants sans puiser chaque jour la force dans la contemplation de la croix du Christ en qui déjà « tout est accompli ».

2.    Dans l’engagement de l’Eglise, ne pas dissocier compassion, indignation et solidarité.

Un chrétien engagé à la suite du Christ pour la justice et la paix doit marcher sur ces deux jambes et utiliser ses deux mains : la compassion et l’indignation, en outre il agit toujours en Eglise, d’où l’importance de la solidarité. Ces trois dimensions me paraissent indissociables et c’est ce que je lis dans la décision du Saint Père dans la création du nouveau Dicastère pour le Service du Développement Humain Intégral et dans la Déclaration de Dakar de Caritas Afrique[4].

A propos de la compassion[5]. Dans la formation donnée à Goma, on a retrouvé dans nos partages d’expériences les convictions du Pape François concernant une Eglise comme « hôpital de campagne » et des consacrés présents aux périphéries et acceptant de prendre l’odeur de leur troupeau. Dans une hymne du bréviaire en français on chante : « qui donc est Dieu qu’on peut si fort blesser en blessant l’homme ». Et l’abbé Pierre, bien connu en France, affirmait : « aimer, c’est : quand tu souffres, j’ai mal ». Il s’agit donc de refuser la banalisation du mal, de l’indifférence et du mépris de la femme.

Certes, il nous faut pleurer avec ceux qui pleurent, mais aussi et surtout il faut chercher des solutions concrètes. La vraie compassion n’est pas seulement ressentir de l’empathie pour une victime. Ceci n’est que le point de départ. Il y a ensuite la recherche des moyens concrets pour permettre aux victimes de reconstruire l’estime de soi et de retrouver leur autonomie et leur identité sociale. Cela demande des soins médicaux et psychologiques, mais aussi de la tendresse et de la miséricorde, et aussi beaucoup de temps d’écoute et de patience gratuite, d’accompagnement spirituel. Ici, nous pouvons puiser dans la Lettre apostolique du Saint Père adressé aux consacrés à l’occasion de l’année de la Vie[6] consacrée et dans la Bulle Misericordiae Vultus du jubile de la miséricorde[7].

A propos de l’indignation. Ce n’est pas seulement un pieux sentiment. On a parfois reproché aux groupes de prière catholiques de limiter leur engagement à des prières de guérison et à des actes de charité qui ne vont pas jusqu’à la racine de l’injustice et de la souffrance. Il ne suffit donc pas de soigner ou de prier pour les victimes, il faut agir de façon à ce qu’il n’y ait plus de victimes. En RDC, tout se passe comme si trop de gens ne veulent surtout pas que les violences s’arrêtent. C’est ici qu’interviennent l’indignation, la colère du juste, la mobilisation pour la justice qui peut aller jusqu’à exposer sa vie pour défendre les droits des plus petits et des plus humbles en agissant avec eux. Si les manifestations politiques ont leur utilité, la poursuite des abuseurs et des assassins et la fin de l’impunité restent des priorités pour l’Eglise. C’est ici que la formation de Goma sur l’usage du Protocole[8] nous a montré à quel point il faut une réelle compétence pour entamer des poursuites et protéger les droits des plus pauvres. Tout le monde ne doit pas être un professionnel du droit, mais nous sommes tous censés connaître la loi, l’enseignement social de l’Eglise et essayer de pratiquer un vrai discernement au cœur des violences.

Et c’est pourquoi je termine avec l’importance de la solidarité[9]. Un chrétien isolé est en danger de mort. Un chrétien qui se limite à des dévotions et des neuvaines oublie que le corps du Christ n’est pas seulement dans le tabernacle, mais dans tout frère, toute sœur qui souffre. C’est en Eglise, en communautés de consacrés, en communautés de base, en paroisses et diocèses, que nous pouvons faire la différence. C’est ainsi que l’Eglise peut acquérir et exercer une vraie compétence et être crédible aux yeux des populations ravagées et des gouvernements. Surtout quand elle est transparente au niveau de l’usage des moyens qu’elle reçoit d’ailleurs ou qui proviennent de la solidarité des communautés locales.

Cette rencontre de Goma a été suivie d’un engagement renouvelé d’un grand nombre des participants en faveur des victimes, dans la qualité de l’écoute et du suivi, de la création de petits groupes de réflexion et d’action à travers la RDC. Elle a aussi donné naissance à un manuel qui reprend la méthodologie et les contenus de l’atelier. Diffusé en français et en anglais, il est destiné à être adapté et utilisé librement partout où des personnes sont victimes de violences basées sur le genre[10].

Bref, je crois que les catholiques, et particulièrement les consacrés, peuvent apporter un témoignage irremplaçable dans un pays ravagé. Je crois aussi qu’il ne faut jamais lâcher l’articulation entre la compassion, l’indignation et la solidarité si nous voulons être fidèles aux grandes intuitions et à l’enseignement du Saint Père et à l’exemple du Christ.  Celui-ci nous rappelle ce soir : « ce que tu as fait au plus petit d’entre mes frères, mes sœurs c’est à moi que tu l’as fait » (Matt. 25,40). Partout là où nous sommes, nous qui sommes ici aujourd’hui, prenons des initiatives pour ne pas laisser notre Table-Ronde sans conséquences concrètes sur le terrain. Informons-nous, osons dénoncer, soutenons ceux qui sont au loin et donnons la priorité aux plus fragiles autour de nous.

Aujourd’hui, dans le Soudan du Sud et en RDC, et ailleurs en Afrique, le Christ poursuit sa passion sous nos yeux. Ne le laissons pas seul… 

Père Bernard Ugeux M.Afr.



[1] Union Internationale des Supérieures Générales/ Unions des Supérieurs Généraux
[2] JPIC Commission Justice Paix et Intégrité de la Création
[3] USUMA Union des Supérieures Majeures, ASUMA Association des Supérieurs Majeurs
[4] Déclaration de Dakar, des évêques d’Afrique et de Caritas Afrique, du 20 septembre 2017.
[5] « Vivre la compassion, c’est se laisser toucher par une personne en souffrance de façon suffisamment profonde pour se sentir concerné, appelé à agir et parfois même ému jusqu’aux entrailles, tout en gardant une distance intérieure qui permet de ne pas se laisser envahir pas sa souffrance. » Bernard Ugeux, La compassion, J’y crois, Paris, Bayard, 2015, p. 22.
[6]  Le Pape François écrivait :  « 4. J’attends encore de vous ce que je demande à tous les membres de l’Église : sortir de soi-même pour aller aux périphéries existentielles. « Allez partout dans le monde » a été la dernière parole que Jésus a adressée aux siens, et qu’il continue d’adresser aujourd’hui à nous tous (cf. Mc 16,15). C’est une humanité entière qui attend : personnes qui ont perdu toute espérance, familles en difficulté, enfants abandonnés, jeunes auxquels tout avenir est fermé par avance, malades et personnes âgées abandonnées, riches rassasiés de biens et qui ont le cœur vide, hommes et femmes en recherche de sens de la vie, assoiffés de divin… » 21 novembre 2014.
[7] 11 avril 2015.

[9] Guy Aurenche, définit ainsi la solidarité : « l’avenir de l’autre dépend de mon comportement aujourd’hui tout autant que mon avenir dépend du comportement de l’autre, aujourd’hui. La volonté de vivre ensemble de façon paisible ne se conçoit pas sans geste, sans manifestation de solidarité. (…) La solidarité tissée jour après jour exige de notre part une cohérence toujours plus grande. » Dans La solidarité, j’y crois, Paris, Bayard, 2014, p. 8.
[10] Du 2 au 9 avril 2017. Bernard Ugeux, « Pour une réponse compatissante aux victimes d’abus sexuels en situation de conflit », « A Compassionate Response to Victims of Sexual Abuse in Situations of Conflict ». Manuels téléchargeables sur le site de l’UISG.

NOUVELLE LETTRE DE LA SAVANE N°57 d'avril 2024

Chères amies, chers amis, Je souhaite de tout cœur à ceux et celles d’entre vous pour qui cela a une importance une bonne fête de Pâque...