Table Ronde de
l’UISG/USG sur le Soudan du Sud et la RDC du 18 janvier 2018 à Rome, présidée
par le cardinal Turkson.
Texte de
l’intervention du Père Bernard Ugeux M.Afr.
Je remercie les organisateurs de
m’avoir invité à prendre la parole durant cette table ronde. Je suis arrivé
pour la première fois en République Démocratique du Congo (RDC) en 1971 et depuis
lors je vis une profonde alliance avec ce pays. Depuis de nombreuses années je
m’occupe à Bukavu (Sud-Kivu) de l’accueil et de la réintégration de victimes de
violences basées sur le genre, surtout des femmes et des enfants. Actuellement,
je collabore avec la Commission Justice et Paix de l’UISG/USG[1] dans la formation des
consacrés engagés dans l’accueil, le soin et la réintégration des victimes de violences.
C’est à ce titre que j’interviens.
Mon propos aujourd’hui n’est pas de
décrire le drame que traverse la RDC depuis une vingtaine d’années qui a
provoqué des millions de morts dont personne ne parle. D’autres intervenants en
parleront.
Je
voudrais évoquer l’engagement unique de l’Eglise, et particulièrement des
consacrés dans l’accompagnement des victimes sur le terrain et la poursuite des
agresseurs. J’évoquerai aussi le lien
indissociable entre compassion, indignation et solidarité, seul chemin
pour promouvoir une paix juste en
RDC et ailleurs
Avant tout, je désire rendre hommages
au nombre incalculable (il n’y a pas de statistiques possibles) de femmes
congolaises qui ont été victimes de violence, celles qui ont pu en parler et
être soignées, et surtout celles qui souffrent en silence et dans la honte.
(Sans oublier certains hommes et de nombreux enfants). Elles sont un exemple
vivant de confiance en Dieu et d’amour de la vie, de résilience aussi. Je pense
aussi à la CENCO (Conférence Episcopale Nationale du Congo) et à toutes ses
prises de positions pour la justice et la paix, qui ont parfois été manipulées
par les politiques. Ensuite à tous les catholiques, consacrés et laïcs, qui se
battent pour la Justice et la Paix en RDC. Enfin, et ce n’est pas le moindre,
au Saint Père le Pape François qui a évoqué notre pays le 23 novembre 2017 lors
de la soirée de prière dédiée au Soudan du Sud et à la RDC. Mon intervention
s’inscrit dans ce qu’il a affirmé ce soir-là et que nous vivons tous les jours
sur le terrain : « Quelle hypocrisie de nier les massacres de femmes et
d’enfants ! Là, la guerre montre son visage le plus horrible ! » Il a
aussi prié pour « les femmes victimes de violence dans les zones de guerre et
en toute partie du monde » et « les enfants qui souffrent en raison de conflits
auxquels ils sont étrangers, mais qui volent leur enfance et parfois aussi leur
vie ».
Ce
soir, je veux affirmer ma profonde conviction que, à ce propos, l’Eglise peut
faire la différence pour promouvoir une paix juste, au nom de l’Evangile. C’est
à partir d’une expérience vécue récemment dans la cadre de la formation des
consacrés par l’UISG/USG que je veux développer cette conviction.
1.
L’apport
irremplaçable des consacrés dans le combat contre les violences basées sur le
genre.
Je précise d’emblée qu’une partie de ce
que je vais dire ici peut aussi s’appliquer à de nombreux laïcs engagés dans ce
domaine dans le cadre des Caritas ou de JPIC[2]. Je voudrais cependant
tirer un certain nombre de leçons d’une expérience de formation qui a été
organisée récemment par la commission JPIC de l’UISG/USG à Goma dans l’Est de
la RDC.
En mai 2016, une ministre du
gouvernement britannique a demandé à rencontrer la Commission JPIC de
l’UISG/USG à Rome après avoir fait un séjour dans le Nord-Kivu. Elle y avait
constaté le fort degré d’implication des consacrés dans le domaine des
violences dans cette région. C’est pourquoi elle a demandé officiellement que
les religieux aident son gouvernement à diffuser dans ce pays le
« Protocole international sur la documentation et l'investigation de la
violence sexuelle dans les conflits ». En octobre de la même année, il a
été décidé d’organiser une formation pour les consacrés engagés dans ce domaine
en avril 2017 à Goma (Sud-Kivu), dont la responsabilité m’a été confiée. Durant
cette session, quatre jours ont été dédiés à une approche pastorale et
psycho-spirituelle et deux à la présentation du Protocole par des experts du
gouvernement britannique. Une quarantaine de consacré(e)s et de prêtres diocésains
activement engagés dans l’accueil des victimes et des survivants provenant de
RDC, Rwanda et Burundi y ont participé. C’est la première fois que le
gouvernement britannique introduisait une telle demande auprès des consacrés
catholiques. Il s’agissait d’une expérience
pilote.
Je me suis alors demandé : pourquoi
s’adresser ainsi à des consacrés catholiques pour une telle démarche de la part
du gouvernement britannique ?
C’est ici que je crois que les consacrés font la différence, même
si certaines ONG font du bon travail et sont parfois plus professionnelles. Les
consacré-e-s viennent du milieu de la population et des cultures, et ont
l’expérience directe du terrain à partir de leurs propres familles. Ils sont
engagés à vie et non pas pour un projet ponctuel. Ils sont supportés par des
communautés de consacrés et par les paroisses et travaillent dans une
continuité, sans être seulement des francs-tireurs. Le réseau des consacrés est
le plus dense de toute la RDC et le plus en prise avec le peuple. Les USUMA et
ASUMA[3] nationales et diocésaines,
en lien avec les commissions locales JPIC et Caritas, tissent un maillage complet
du territoire et une diffusion unique des informations et des interventions sur
le terrain, parfois dans des lieux inaccessibles. Ils ont également suivi une
longue formation spirituelle et humaine qui leur donne une crédibilité particulière.
Sans doute, certain-e-s doivent-ils encore se former à plus de
professionnalisme, mais leur consécration à Dieu les fait bénéficier d’une confiance
à priori de la part de la population. En plus et au-dessus de tout cela, leur
modèle d’engagement est celui de Jésus-Christ, leur fondement est l’Evangile,
avec la Doctrine sociale de l’Eglise, et leur source est leur vie de prière et
sacramentelle quotidienne. Ce dernier
point est essentiel. Il n’est pas possible d’être plongé quotidiennement
dans la confrontation au mal absolu que représentent les horribles violences
perpétrées tous les jours dans notre pays sur les femmes et les enfants sans
puiser chaque jour la force dans la contemplation de la croix du Christ en qui
déjà « tout est accompli ».
2.
Dans
l’engagement de l’Eglise, ne pas dissocier compassion, indignation et
solidarité.
Un chrétien engagé à la suite du Christ
pour la justice et la paix doit marcher sur ces deux jambes et utiliser ses
deux mains : la compassion et l’indignation, en outre il agit toujours
en Eglise, d’où l’importance de la solidarité. Ces trois dimensions me
paraissent indissociables et c’est ce que je lis dans la décision du Saint Père
dans la création du nouveau Dicastère pour le Service du Développement Humain Intégral
et dans la Déclaration de Dakar de Caritas Afrique[4].
A
propos de la compassion[5]. Dans la formation donnée à Goma, on a
retrouvé dans nos partages d’expériences les convictions du Pape François
concernant une Eglise comme « hôpital de campagne » et des consacrés
présents aux périphéries et acceptant de prendre l’odeur de leur troupeau. Dans
une hymne du bréviaire en français on chante : « qui donc est Dieu qu’on
peut si fort blesser en blessant l’homme ». Et l’abbé Pierre, bien connu en
France, affirmait : « aimer, c’est : quand tu souffres, j’ai
mal ». Il s’agit donc de refuser la banalisation du mal, de l’indifférence
et du mépris de la femme.
Certes, il nous faut pleurer avec ceux
qui pleurent, mais aussi et surtout il faut chercher des solutions concrètes.
La vraie compassion n’est pas seulement ressentir de l’empathie pour une victime. Ceci n’est que le point de départ. Il
y a ensuite la recherche des moyens concrets pour permettre aux victimes de reconstruire
l’estime de soi et de retrouver leur autonomie et leur identité sociale. Cela
demande des soins médicaux et psychologiques, mais aussi de la tendresse et de
la miséricorde, et aussi beaucoup de temps d’écoute et de patience gratuite,
d’accompagnement spirituel. Ici, nous pouvons puiser dans la Lettre apostolique
du Saint Père adressé aux consacrés à l’occasion de l’année de la Vie[6] consacrée et dans la Bulle
Misericordiae Vultus du jubile de la
miséricorde[7].
A
propos de l’indignation.
Ce n’est pas seulement un pieux sentiment. On a parfois reproché aux groupes de
prière catholiques de limiter leur engagement à des prières de guérison et à
des actes de charité qui ne vont pas jusqu’à la racine de l’injustice et de la
souffrance. Il ne suffit donc pas de soigner ou de prier pour les victimes, il
faut agir de façon à ce qu’il n’y ait plus de victimes. En RDC, tout se
passe comme si trop de gens ne veulent surtout pas que les violences
s’arrêtent. C’est ici qu’interviennent l’indignation, la colère du juste, la
mobilisation pour la justice qui peut aller jusqu’à exposer sa vie pour
défendre les droits des plus petits et des plus humbles en agissant avec eux.
Si les manifestations politiques ont leur utilité, la poursuite des abuseurs et
des assassins et la fin de l’impunité restent des priorités pour l’Eglise.
C’est ici que la formation de Goma sur l’usage du Protocole[8] nous a montré à quel point
il faut une réelle compétence pour entamer des poursuites et protéger les
droits des plus pauvres. Tout le monde ne doit pas être un professionnel du
droit, mais nous sommes tous censés connaître la loi, l’enseignement social de
l’Eglise et essayer de pratiquer un vrai discernement au cœur des violences.
Et c’est pourquoi je termine avec l’importance de la solidarité[9].
Un chrétien isolé est en danger de mort. Un chrétien qui se limite à des
dévotions et des neuvaines oublie que le corps du Christ n’est pas seulement
dans le tabernacle, mais dans tout frère, toute sœur qui souffre. C’est en
Eglise, en communautés de consacrés, en communautés de base, en paroisses et
diocèses, que nous pouvons faire la différence. C’est ainsi que l’Eglise peut
acquérir et exercer une vraie compétence et être crédible aux yeux des
populations ravagées et des gouvernements. Surtout quand elle est
transparente au niveau de l’usage des moyens qu’elle reçoit d’ailleurs ou qui
proviennent de la solidarité des communautés locales.
Cette rencontre de Goma a été suivie
d’un engagement renouvelé d’un grand nombre des participants en faveur des
victimes, dans la qualité de l’écoute et du suivi, de la création de petits
groupes de réflexion et d’action à travers la RDC. Elle a aussi donné naissance
à un manuel qui reprend la méthodologie et les contenus de l’atelier. Diffusé
en français et en anglais, il est destiné à être adapté et utilisé librement
partout où des personnes sont victimes de violences basées sur le genre[10].
Bref, je crois que les catholiques, et
particulièrement les consacrés, peuvent apporter un témoignage irremplaçable
dans un pays ravagé. Je crois aussi qu’il ne faut jamais lâcher l’articulation
entre la compassion, l’indignation et la solidarité si nous voulons être
fidèles aux grandes intuitions et à l’enseignement du Saint Père et à l’exemple
du Christ. Celui-ci nous rappelle ce
soir : « ce que tu as fait au plus petit d’entre mes frères, mes
sœurs c’est à moi que tu l’as fait » (Matt. 25,40). Partout là où nous
sommes, nous qui sommes ici aujourd’hui, prenons des initiatives pour ne pas
laisser notre Table-Ronde sans conséquences concrètes sur le terrain. Informons-nous, osons dénoncer, soutenons
ceux qui sont au loin et donnons la priorité aux plus fragiles autour de nous.
Aujourd’hui, dans le Soudan du Sud et
en RDC, et ailleurs en Afrique, le Christ poursuit sa passion sous nos yeux. Ne
le laissons pas seul…
Père Bernard Ugeux M.Afr.
[1] Union
Internationale des Supérieures Générales/ Unions des Supérieurs Généraux
[2] JPIC
Commission Justice Paix et Intégrité de la Création
[3] USUMA
Union des Supérieures Majeures, ASUMA Association des Supérieurs Majeurs
[4] Déclaration de Dakar, des évêques d’Afrique
et de Caritas Afrique, du 20 septembre 2017.
[5] « Vivre
la compassion, c’est se laisser toucher par une personne en souffrance de façon
suffisamment profonde pour se sentir concerné, appelé à agir et parfois même
ému jusqu’aux entrailles, tout en gardant une distance intérieure qui permet de
ne pas se laisser envahir pas sa souffrance. » Bernard Ugeux, La compassion, J’y crois, Paris, Bayard,
2015, p. 22.
[6] Le Pape François écrivait : « 4. J’attends encore de vous ce que je
demande à tous les membres de l’Église : sortir de soi-même pour aller aux
périphéries existentielles. « Allez partout dans le monde » a été la dernière
parole que Jésus a adressée aux siens, et qu’il continue d’adresser aujourd’hui
à nous tous (cf. Mc 16,15). C’est une humanité entière qui attend : personnes
qui ont perdu toute espérance, familles en difficulté, enfants abandonnés,
jeunes auxquels tout avenir est fermé par avance, malades et personnes âgées
abandonnées, riches rassasiés de biens et qui ont le cœur vide, hommes et
femmes en recherche de sens de la vie, assoiffés de divin… » 21 novembre
2014.
[7] 11 avril
2015.
[9] Guy Aurenche,
définit ainsi la solidarité : « l’avenir de l’autre dépend de mon
comportement aujourd’hui tout autant que mon avenir dépend du comportement de
l’autre, aujourd’hui. La volonté de vivre ensemble de façon paisible ne se
conçoit pas sans geste, sans manifestation de solidarité. (…) La solidarité
tissée jour après jour exige de notre part une cohérence toujours plus
grande. » Dans La solidarité, j’y
crois, Paris, Bayard, 2014, p. 8.
[10] Du 2 au
9 avril 2017. Bernard Ugeux, « Pour une réponse compatissante aux victimes
d’abus sexuels en situation de conflit », « A Compassionate Response to Victims
of Sexual Abuse in Situations of Conflict ». Manuels téléchargeables sur le
site de l’UISG.