mardi 26 juin 2018

Les enfants soldats, volontaires pour la boucherie ?


Les enfants soldats, volontaires pour la boucherie ?
Pour quelles raisons des jeunes Congolais s’enrôlent-t-ils dans des groupes armés ?
Une récente enquête menée par les association caritatives War Child UK and War Child Hollande présente les résultats d’une recherche menée au Nord et au Sud Kivu (RDC) concernant les « enfants soldats »1. Le fait le plus saillant de cette étude est que ces enfants – plutôt des adolescents de 14-15 ans - sont de plus en plus nombreux à s’enrôler volontairement dans des groupes armés. Ceci contraste avec le discours le plus répandu par la littérature et les politiques les concernant qui les présentent habituellement comme recrutés de force, ce qui est de moins en moins le cas. Comment se fait-il qu’ils soient volontaires ? Pour quelles raisons ? Est-ce réellement un choix libre ?
Cette décision peut apparaître comme une façon pour ces garçons et ces filles d’entrer dans l’âge adulte et de trouver une raison de vivre. Ce n'est pas une intention explicite, mais plutôt ce qui ressort des témoignages au cours de cette recherche. Mais il y a d’autres causes à considérer.
On en parle moins, mais il faut tenir compte du nombre de filles qui font aussi partie des groupes armés. Les filles et les garçons interagissent différemment avec ces groupes et la perception des communautés à propos de leur implication est donc différente. Seuls les enfants qui sont des combattants et qui portent des armes sont considérés comme ayant rejoint un groupe armé. Cette catégorisation s'applique très largement aux garçons âgés de 14 à 17 ans. Les filles jouent des rôles différents et ont une plus grande mobilité pour aller et venir entre les communautés et les groupes armés.
Pourtant les conditions de vie dans ces groupes sont plus que précaires. La vie dans un groupe armé est indéniablement difficile pour les garçons : ils souffrent d’épreuves physiques, se voient refuser le sommeil et, dans certains cas, manquent de nourriture, d'abri et d'hygiène appropriée. Les garçons de tous les âges dorment en plein air, sont vulnérables aux éléments naturels et ont peu d'accès à la médecine quand ils tombent malades. Le niveau de violence à leur égard est élevé, tout comme la violence qu'ils commettent envers autrui, y compris les massacres et les coups brutaux.
D’après le rapport, en ce qui concerne les tâches des garçons, il existe des distinctions claires entre les rôles que les jeunes garçons (ceux qui sont âgés de 13 ans) et les garçons plus âgés (âgés de 15 ans et plus) exercent dans les groupes armés. La distinction entre les garçons plus jeunes et plus âgés est faite en fonction de la constitution physique et de leur force plutôt que leur âge. Tous sont destinés à travailler dur. Les plus jeunes servent de gardes du corps, d'espions et de porteurs d’objets protecteurs (« gris-gris »). Ils transportent des munitions quand le groupe est en mouvement et sont impliqués dans la préparation de la nourriture et le soin des enfants plus petits (nés dans le groupe). Les garçons plus âgés deviennent soldats et sont formés au maniement des armes, après quoi ils peuvent être envoyés pour voler, piller et tuer.
Les filles sont rarement des combattantes. Elles sont habituellement liées à des groupes armés en tant que «femmes» d’un chef ou partenaires sexuels pour le groupe. Elles sont chargées des tâches ménagères, telles que la cuisine, le nettoyage et aussi le soin des petits enfants. Elles peuvent être utilisées comme espionnes et éclaireuses, ce qui est possible parce que la plupart d'entre elles demeurent dans leur communauté et vont et viennent librement et sont peu susceptibles d'éveiller les soupçons.


Quelles sont leur motivations à s’engager dans un groupe armé malgré ces conditions difficiles ?
La recherche a révélé qu'il n'y a pas qu’une raison pour se joindre à ces groupes. Leur participation est motivée par de multiples facteurs qui s’entrecroisent, poussant et attirant les enfants vers des groupes armés dans des situations et des circonstances différentes.
Les résultats montrent les principaux facteurs qui les poussent à se décider:
La pauvreté des ménages apparaît comme la cause principale. La pauvreté et ses conséquences ont été le plus souvent citées. Dans de nombreux cas, la pauvreté est telle que les parents ne sont tout simplement pas en mesure de répondre aux besoins les plus élémentaires de leurs enfants.
La faim est aussi une motivation prépondérante. Le manque de nourriture à la maison a été citée par les enfants interrogés dans tous les sites d’enquête (des camps de réinsertion d’anciens combattants) comme une préoccupation majeure. Les enfants ont régulièrement faim. La promesse de nourriture fournie directement par le groupe armé ou, lorsqu'elle n'est pas disponible, qui peut être obtenue par le vol, le pillage et l'imposition de taxes aux communautés est une grande incitation.
Le manque d’opportunité dans les communautés est la troisième raison la plus citée, conjuguée à un manque de perspectives d'avenir. Les enfants n'ont pas la possibilité de répondre à leurs besoins élémentaires ou d'accéder à l'éducation scolaire ou à la formation professionnelle. Un enfant inactif est particulièrement susceptible de se joindre à un groupe armé, qui est souvent considéré par celui-ci comme la seule option viable pour sa survie et pour gagner sa vie.
La vengeance est un facteur majeur pour les garçons, en particulier pour ceux qui cherchent à venger le meurtre d'un parent ou d'un membre de la famille ou le pillage ou le vol de leur terre. En rejoignant un groupe armé, un garçon dans ces circonstances espère apprendre à se battre et à utiliser une arme, pour finalement se venger de la personne qui l'a lésé.
Le pillage constant pratiqué par les groupes armés conduit souvent les enfants à se résigner à la réalité que rien ne va changer. Dans ces circonstances, ils ne voient pas d’autre issue que d'apprendre à se battre et d'être armés et ensuite de se venger de la personne qui leur a fait du tort.
Le tribalisme est un autre facteur important pour les garçons de Lumbishi et de Kitchanga, où les conflits interethniques entre les communautés sont endémiques. Dans ces régions, l'insécurité est élevée. Le tribalisme perpétue un cycle de violences où les tribus se battent pour protéger et venger leurs membres.
Una cause fréquente est la quête de refuge dans un groupe armé pour échapper à un délit dans leur communauté, tel qu’avoir commis un crime ou de rendre une fille enceinte. Craignant des rétorsions de la part de leur communauté ou de la police, les enfants se réfugient dans un groupe armé.
Bien que cités moins fréquemment, les mauvais traitements à la maison et dans leur communauté. A la maison, cela peut se manifester par la violence physique, mais plus souvent il s’agit d’abus émotionnel et verbal. Les garçons, en particulier, ont expliqué qu'ils avaient quitté la maison parce qu'ils ne pouvaient supporter que leurs parents les humilient et les insultent.
Les garçons plus jeunes et plus âgés de tous les sites d’enquêtes ont signalé des niveaux élevés de harcèlement et d'intimidation de la part de la police ou des soldats des forces armées de la République Démocratique du Congo (FARDC). Ils ont expliqué que les soldats des FARDC ordonnent aux enfants de faire des courses, les harcèlent pour de l'argent aux points de contrôle. Un enfant qui n'est pas obéissant peut être sévèrement battu. Les enfants interrogés ont également indiqué que les soldats des FARDC les intimidaient, les accusant d'être des rebelles.
La recherche montre que les facteurs qui attirent les garçons comprennent :
La plupart du temps, la possibilité de vivre un peu mieux au jour le jour concernant les besoins fondamentaux, spécialement la nourriture. Une des tâches principales pour les garçons dans les groupes armés est de voler et piller, ce qui est souvent considéré par eux comme positif parce qu'ils gagnent du respect et deviennent capables de trouver de la nourriture et de l'argent, ce qui leur manquait à la maison.
Il y a le désir des garçons de protéger et de défendre leurs terres, leur famille et leur communauté contre les attaques d'étrangers et d'autres groupes ethniques qui menacent la paix et volent des terres et des biens. Dans ce cas, les enfants s’enrôlent moins à cause de la promesse d'une vie meilleure que parce qu'ils peuvent se battre pour défendre une cause et garder la menace à distance.
En adhérant aux groupes armés, les garçons bénéficient d'un certain degré de protection contre une infraction commise dans leur groupe social. Dans ce cas, le groupe armé leur permet de facilement se cacher sans devoir rendre compte.
Les garçons cherchent un groupe armé comme protection contre le harcèlement et l'humiliation qu'ils éprouvent dans leur communauté. L'appartenance à la milice donne ainsi l'occasion de retrouver un sentiment de dignité qui a été perdu dans les situations qu'ils considèrent dégradantes.
Ils sont également attirés par le respect que les membres de la communauté manifestent envers les membres des groupes armés. Le respect vient principalement d'avoir une arme et est donc lié à la peur. Mais c'est ce qui garantit la satisfaction des principales motivations qui ont poussé au départ un enfant vers un le groupe armé, y compris le vol pour manger, la protection de sa famille et de terre et de venger la personne qui les a lésés.
Lorsque les enquêtés de tous les sites de recherche se référaient à des filles rejoignant des groupes armés, c'était toujours par rapport à la recherche d’une vie meilleure. Elles ont été décrites comme cherchant activement à avoir des relations sexuelles ou à «marier» des soldats rebelles en raison des avantages qu'elles reçoivent en échange. Soit elles rejoignent des groupes armés pour échanger du sexe contre de l'argent ou de la nourriture, soit elles visent une solution plus durable et plus stable en trouvant un « mari» qui les pourvoira plus adéquatement que les garçons de la communauté. Dans ce cas, la relation semble être consentie.
Dans l'ensemble, la recherche a révélé que les filles sont attirées plutôt que poussées vers les groupes armés par la promesse de meilleures possibilités pour répondre à leurs besoins ; les garçons sont poussés et attirés. Les résultats montrent qu'il y a plus de facteurs incitatifs pour les garçons que pour les filles.
Le contexte actuel qui augmente la pauvreté, le manque d'emplois et d'éducation, la faim omniprésente sont des problèmes qui touchent de nombreuses régions de la RDC. Cependant, la recherche a révélé que ce qui exacerbe le problème et rend un enfant plus susceptible de rejoindre un groupe armé par rapport à un autre est souvent l'absence d'un milieu familial stable et, plus particulièrement, de personnalités parentales. Dans tous les sites, le fait d’être orphelin est apparu comme une caractéristique rend les enfants très vulnérables à l'adhésion à un groupe armé parce qu'ils n'ont pas de famille pour s'occuper d’eux et les guider. De même, les enfants qui vivent dans les rues étaient également considérés comme très vulnérables.
La façon dont les enfants sont associés à un groupe armé est une raison supplémentaire pour laquelle la présence d'enfants dans les groupes armés est si prolifique. Ce qui s’ajoute aux facteurs incitatifs et attractifs, c’est la facilité relative d'adhésion. L'un des résultats les plus frappants de l’enquête était la proximité géographique entre les groupes armés et les villages. Un enfant qui veut rejoindre un groupe armé peut le faire facilement. Les enfants sont en contact régulier avec des soldats rebelles qui viennent et vont dans les villages pour rencontrer leurs femmes. Ils se familiarisent les uns avec les autres dans la mesure où certains garçons et filles acquièrent les numéros de téléphone des miliciens et restent en contact avec eux. En effet, ces soldats sont souvent des membres de la famille des enfants ou des amis. Un enfant qui exprime de l’intérêt à se joindre à un groupe armé saura avec qui parler.
A propos des personnes qui influencent la décision d'un enfant de se joindre à un groupe armé, la plus grande influence est exercée par des amis et d'autres enfants qui sont dans des groupes armés. Cela vaut pour les filles et les garçons. Les amis convainquent ceux qui ne sont pas engagés que l'adhésion leur donnera accès à ce qu'ils veulent, y compris une nourriture décente et la capacité de s’enrichir. Les attentes pour rejoindre un groupe armé sont donc élevées, ce qui devient une autre force de motivation.
Les parents, d'autre part, découragent activement leurs enfants, garçons et filles, de se joindre à un groupe armé en leur parlant des risques associés et en fournissant des conseils. Il ressort clairement des données que les parents savent quels sont les risques liés à l'adhésion de leurs enfants. Dans chaque site où des données ont été collectées, les mères et les pères ont souligné les conditions profondément difficiles au sein des milices et ils ont rejeté l'idée que leur enfant soit mis dans ces situations. Si des parents encouragent un enfant à adhérer, c’est en vue de la protection de la famille et de la communauté dans les zones où les conflits tribaux sont élevés.
À Kitchanga, des répondants adultes de sexe masculin ont indiqué que les groupes armés ciblaient les enfants dans la communauté et dans les écoles, les encourageant à les rejoindre avec la promesse d'une vie meilleure. Dans le même site, les répondants adultes, hommes et femmes, ont parlé de l'influence énorme, directe et indirecte, que les autorités politiques au niveau national ont sur la participation des enfants dans les groupes armés. Ils ont indiqué que les groupes armés sont financés et soutenus par les autorités politiques qui les manipulent sur la base de rivalités ethniques. Des groupes de femmes à Kitchanga ont expliqué que les autorités politiques distribuent largement les armes et encouragent activement les garçons de leur circonscription à se joindre à une milice pour protéger et défendre leur communauté et leur tribu.
Ceci démontre clairement que c’est bien la situation dramatique de pauvreté et l’absence totale d’avenir, associée aux manipulations des hommes politiques qui poussent les enfants à joindre « librement » des groupes armés. S’agit-il d’un choix libre ou plutôt de la conséquence d’un conditionnement provoqué par des structures d’injustice, d’abus et d’exploitation du peuple qui les poussent à « prendre cette décision »… pour survivre ! Et cela dure depuis plus de vint ans.
Bernard Ugeux
8 mai 2018
1 Tug-Of-War_Children_in_Armed_Groups_in_DRC.pdf Extraits traduits, adaptés et résumés par BU.

Contrer la répétition de la violence : infra-mémoire, mémoire, post-mémoire.

CECAB – Atelier sur les mémoires, Gitega 28 mai- 1er juin 2018


Contrer la répétition de la violence : infra-mémoire, mémoire, post-mémoire.
A propos de l’épigénétique, par Bernard Ugeux1


Le titre que j’ai donné à cet exposé sur l’épigénétique peut sembler du jargon, mais nous allons comprendre progressivement le sens de ces expressions.
Avant-Propos
Ce qui hante les régions et les peuples qui ont connu des cycles de violences collectives, qui se sont répétées, c’est comment arrêter le cycle une fois pour toutes. Et derrière cette répétition se pose toujours la question, quel est l’effet déclencheur qui favorise cette reproduction ? Alors que chaque fois qu’une étape du cycle s’arrête, on dit : plus jamais cela. Il existe des explications sociologiques et culturelles (différences ethniques, de classes sociales etc.), et des explications politiques, (les pouvoirs instrumentalisent ces tensions entre les gens pour gouverner ou pour éliminer des adversaires), mais il est aussi important de considérer aussi les fonctionnements psychiques qui sont derrière ces comportements et qui déroutent les observateurs A ce propos, on constate qu’il y a des personnes qui sont marquées par des événements qu’elles n’ont jamais vécus, souvent des événements traumatisants, soit qu’elles sont trop jeunes soit même qu’elles n’étaient pas encore nées, soit qu’elles aient hérité de mémoires toxiques qui fonctionnent comme des souvenirs (parfois par bribes, ou flashs) à propos d’événements du passé. Dans une démarche thérapeutique on peut se rendre compte que des patients fonctionnent avec des références à des événements traumatiques qu’ils n’ont pas vécus. C’est ce qui explique l’apparition encore assez récente de la psychogénéalogie.
Les apports de l’épigénétique à la psychogénéalogie
La psychogénéalogie présente une approche psychologique des dysfonctionnements actuels, qui se réfère à la généalogie de la famille et de la personne. Cela permet parfois de découvrir des « secrets de famille » dont personne ne parle jamais mais qui hantent le psychisme des générations actuelles. Ils continuent à agir sur les comportements des descendants sans qu’ils ne comprennent d’où viennent ces souvenirs, ces interférences, ces émotions ou ces inhibitions. Ainsi ils peuvent être habités par des peurs, des colères, des tristesses, des désirs de vengeance, des fragilités et même, comme on a pu le constater dans nos régions, par un sentiment de fatalité. « De toute façon, nous aurons notre tour (de violences…). Il n’y a pas de raison que cela ne recommence pas. ». Ce qui explique parfois la passivité quand de nouveaux drames se produisent.
Or les recherches récentes en biologie dans le domaine de la génétique, révèlent qu’il existe une transmission des souvenirs de façon génétique, qui ne modifient pas le code génétique. Dans cet exposé un peu technique, je reprends des articles publiés dans le n° 10/2017 de la Revue Esprit et dans Wikipédia. On relie ce phénomène à ce qu’on appelle aujourd’hui l’épigénétique en biologie. Epi : au-dessus, de la génétique. On la définit ainsi : c’est une discipline de la biologie qui étudie la nature des mécanismes modifiant de manière réversible, transmissible (lors des divisions cellulaires) et adaptatives, l’expression des gènes sans en changer la séquence de l’ADN. On sait que la génétique étudie la transmission de l’ADN, entre autres. Mais l’épigénétique s’intéresse à une couche d’informations complémentaire qui va influencer la façon dont les gènes vont être utilisés. Il est important de découvrir qu’en même temps que notre ADN une couche d’informations nous est transmise de façon adaptative et réversible. Ces deux aspects sont très importants. Cela concerne des événements qui ont profondément influencé des personnes qui nous ont précédés. Il y a donc des informations complémentaires présentes comme traces du vécu des personnes qui nous ont transmis nos gènes, grands-parents, parents… Elles vont influencer la façon dont nous vivons nos gènes, notre propre identité. Cela explique d’un point de vue biologique que nous soyons impressionnés, influencés par des événements que nous n’avons pas vécus et qui sont inscrits dans la mémoire de notre corps. C’est par cette transmission épigénétique que cette information est passée. La mise en lumière récente de ces moyens épigénétiques d’adaptation est considérée comme la plus grande révolution biologique de ces dernières années. Elle aide à expliquer des comportements actuels et ainsi que des sortes d’irruptions dans notre mémoire de faits passés, que nous n’avons pas vécus nous-mêmes. C’est comme une mémoire par procuration où les survivants portent la mémoire fatale des ancêtres.
A propos de la post-mémoire
Le dossier de la revue Esprit explique comment fonctionne la post-mémoire. C’est celle qui correspond à la façon dont on essaie de gérer cet héritage présent dans notre mémoire. Cela devrait aider des descendants de traumatisés à gérer les traces de ce traumatisme qui agissent en eux et dans la collectivité. Cela touche la question des commémorations, la gestion des mémoires par les survivants et les gouvernants. L’intérêt est donc de chercher à gérer cette mémoire souterraine et énigmatique, qui est à la fois personnelle et collective, et qui jouerait dans la transmission des effets de traumatisme à travers les générations. Cela touche la question de la voie secrète par laquelle un petit-enfant peut être porteur des effets du traumatisme de son grand-père, par exemple (rescapés de la Shoah).
Marianne Hirsch a beaucoup travaillé la question de la post-mémoire et l’a développée. Elle étudie la question de cette transmission et veut aussi montrer qu’elle n’est pas fatale, puisque c’est réversible et adaptatif. Il n’y a pas la même fatalité que dans les gènes ou l’ADN, même si les manipulations génétiques arrivent à modifier la définition de l’ADN en rapport avec certaines pathologies. Or cela touche une réalité sur laquelle on pourrait intervenir aujourd’hui, et des études nouvelles sont menées pour chercher les moyens d’agir sur la post-mémoire. Ce serait alors une clé pour rompre la fatalité de la transmission entre générations de sorte que les descendants ne soient plus touchés comme ont pu l’être leurs ancêtres. La répétition traumatique intergénérationnelle ne serait pas inexorable. On constate que ce qui a influencé la personne qui a vécu dans le passé, ce n’est pas seulement un traumatisme mais l’ensemble de la culture, du milieu où elle a vécu, etc. Les traumatismes sont donc à contextualiser et les mémoires sont le produit d’un ensemble de facteurs, pas seulement psychologiques ou biologiques. On y retrouve l’expression culturelle d’une société : la conception de la vie, le récit fondateur d’un groupe, des événements, du ressenti ; des éléments non-verbaux seront transmis également. Nous avons tous été façonnés par la culture où nous sommes nés et où nous baignons, à travers ces interactions, ces souvenirs, ces affects.
L’hypothèse est que nous pouvons aujourd’hui essayer d’évoquer ces événements passés, en créant des contextes, dont des créations artistiques et culturelles, qui permettent de retravailler ces souvenirs et, au mieux, de les apaiser et les intégrer. Cette piste peut être importante pour nous ici dans les Grands Lacs. Car les créations artistique et culturelles travaillent les souvenirs pour les transformer. D’une génération à l’autre, l’imaginaire supplée le souvenir. Ce que je n’ai pas vécu mais dont j’ai des traces en moi, je vais essayer de le représenter, de le mettre en scène, de l’évoquer de façon à intégrer ces éléments de souvenirs traumatiques individuellement et, surtout, collectivement.
Une des caractéristiques de l’expérience traumatique, et de l’Etat de Stress Post-Traumatique (ESPT), c’est qu’on garde des souvenirs qu’on n’arrive pas à élaborer, on ne peut les énoncer ou les raconter clairement sous forme de récits. Pour rompre la répétition, on va travailler une énonciation, une représentation de ces souvenirs de façon à les apaiser, à les dépasser. Ces modes d’expression peuvent être linguistiques à travers du théâtre, des textes, des œuvres d’art, du cinéma, qui évoquent le passé. Certes, il y a aussi avec tout cela des éléments historiques, juridiques et politiques qui doivent être traités en parallèle.
Il y a donc une possibilité de transformation personnelle et collective des traces de ces traumatismes afin que la répétition ne soit pas impitoyable. L’art permet d’exprimer de façon symbolique ce qui ne peut être mis en mots. Des émotions très fortes, considérées comme irreprésentables, peuvent être exprimées à travers la symbolique, le corps, une gestuelle. Quand on considère comment dans la société civile une artiste est capable, comme en Bosnie, d’organiser une grande célébration de la souffrance collective des femmes victimes de viol, on pense à une sorte de liturgie laïque. Une mise en scène dramatique, où les gens participent, et qui a un effet cathartique… Je me suis alors demandé, serions-nous capables, en Eglise, de créer des paraliturgies qui seraient des mises en scènes apaisées des traumatismes du passé ?
Ce qui est donc intéressant dans cette approche de l’épigénétique, c’est que des éléments génétiques contextuels nous sont transmis de nos ancêtres et que les effets de cette transmission ne sont pas irréversibles.
Les effets de la transmission
Une des sources de ces découvertes, c’est une étude réalisée sur trente-huit enfants juifs descendants de survivants de la shoah. Elle concerne la transmission épigénétique des traumatismes de leurs ancêtres. On les a observés dans leurs réactions en cas de risque de traumatisme et on a constaté qu’ils manifestaient des hormones du stress qui les prédisposaient à un état de stress post-traumatique (ESPT).
Ce qui est transmis dans le cas de massacres de masse, étant donné l’influence du contexte sur le type de transmission, possède une dimension collective. Elle vient de l’ensemble des événements traumatiques qui ont marqué non seulement les individus mais l’ensemble de la société, comme on l’a constaté dans les drames des Grands Lacs. La « génération d’après » entretient avec ce traumatisme collectif et culturel une relation sur laquelle on peut essayer de travailler. Ainsi, la personne elle-même vit des moments, des affects, des troubles d’un vécu qu’elle perçoit à certains moments avec la clarté d’une expérience vécue, alors qu’elle ne l’a pas vécu.
Marianne Hirsch dit que quand nous grandissons avec des souvenirs hérités si bouleversants nos propres histoires de vie peuvent être expulsées par celles de nos ancêtres. Nous sommes alors formés, quoique indirectement par des fragments qui peuvent échapper à toute compréhension et mise en récit. Il ne faut pourtant pas tomber dans une fatalité de la répétition. Il y a eu des facteurs environnementaux, il y a des conséquences sur le système biologique d’évolution, et on essaie actuellement de comprendre comment cela se passe exactement. La façon dont on pose un regard rétroactif sur le passé va influencer la façon dont on va l’intégrer. C’est là le travail à faire avec la littérature, l’art, etc.
L’infra-mémoire
Une Chilienne dont les parents ont été torturés à l’époque du dictateur Pinochet dit : « J’ai reçu en héritage des images et des affects si vifs et transmis de si près qu’encore aujourd’hui il m’est difficile d’en parler ». Sans pour autant conclure que c’est irreprésentable. C’est là qu’elle utilise le mot post-mémoire. Ce terme désigne un phénomène, dit-elle, qui m’était presque constitutif, mais dont j’ignorais qu’il pourrait devenir un objet d’étude, ni même être nommé. Cette mémoire par procuration caractéristique des descendants des survivants est aussi avant tout une infra mémoire qui met en question les mécanismes de transmission que l’on connaît habituellement qui sont des reportages, des récits, etc. car dans ce cas il s’agit d’une transmission de type biologique. Elle introduit ici la notion d’infra-mémoire. Ce sont ces éléments, ces fragments qui ne se transmettent pas sous forme de récit, mais qui forment une mémoire dont on a hérité en même temps qu’on a hérité de son ADN et qui l’accompagne. Elle est la trace de quelque chose qui est arrivé, qui est absent pour moi puisque je ne l’ai pas vécu, et pourtant j’en ai un souvenir ! C’est une mémoire d’autrui présente dans la mienne. Donc la mémoire habituelle est liée à quelque chose que j’ai vécu et dont je me souviens et dont je peux parler, par contre, dans l’infra-mémoire, je n’arrive pas à identifier l’objet et à en parler, mais j’en suis envahi à certains moments. On ne peut évoquer les mémoires des autres, chacun a les siennes, ses propres souvenirs. Comment cela se passe-t-il ? Je renvoie à ce que nous avons vu hier à propos de l’ESPT, il y a une sorte de crypte, qui recèle dans mon psychisme un vécu douloureux, secret, dont je ne peux ni faire le deuil, ni le récit et qui est lié au trauma. Cette crypte, devenue secrète, qui est un héritage, échappe au deuil et se trouve incorporée sans possibilité d’élaboration (récit, représentation), c’est une sorte de savoir non su (consciemment) une sorte de hantise, comme une compulsion où le passé fait irruption dans la mémoire (cf. les répétitions dans l’ESPT, d’où le mot hantise). L’infra-mémoire c’est le passé d’un autre qui s’introduit dans mon passé, dans mes souvenirs personnels, sous forme d’une émotion, d’un comportement. Comment se fait la transmission ? Les chercheurs, qui parlent de fantômes, préfèrent parler de transfusion plutôt que de transmission. Cette Chilienne dont le père a été torturée disait : « Mon père saigne l’histoire » et elle ajoute « A propos de l’histoire de la dictature chilienne, avant de la connaître, je l’ai bue avec le lait maternel ». Cela dit quelque chose pour nous ici aujourd’hui dans notre région. Cet infra-mémoire peut provoquer chez les gens des manifestations somatiques. Nous en avons parlé à propos de l’ESPT. Quand ces mémoires surgissent, on est pris par l’émotion, on a envie de pleurer, la voix se trouble, ou soudain on est bloqué par un silence. C’est lié à tel objet, tel chant, telle photo, telle odeur, tel bruit, qui sont remplis d’affects et qui nous reviennent. Ces affects nous troublent, nous ne pouvons les rattacher à un souvenir précis, mais on se rend compte qu’on est le lieu d’accueil de ce souvenir. D’où l’idée de crypte, par exemple. Cette Chilienne disait que la vue d’hommes en uniforme lui provoquait une répulsion presque physique, qui remonte sans doute « à la raideur soudaine, au regard sombre, à l’expression en même temps dure et craintive de mon père, lorsque dans un autre pays que le sien, en pleine démocratie et vingt ou trente ans après la répression du Chili, un policier s’approchait de lui, ne serait-ce que pour effectuer un contrôle de papier ». Il s’agit donc d’une invasion de ces souvenirs liés à un non-verbal de son père. Et ces contenus transfusés se mélangent alors par fragments à ses souvenirs. Comme un héritage excessivement présent mais qu’on n’arrive pas à raconter. Elle précise : « Je me souviens, mais le mot n’est pas juste, avec précision du moment de l’arrestation de mes parents, de la solitude de ma mère dans sa cellule en prison, des petites révoltes qu’elle entreprenait en se couchant à l’envers sur le lit, déchirant les draps pour faire des tresses, je dis à tort que je m’en souviens, et non que je le sais, ou qu’on me l’a fait savoir, car en évoquant ces images, j’ai l’intime conviction d’avoir été là, plus présente que je ne suis parfois aux événements de ma vie. » Marianne Hirsch se pose la question pourquoi se rappeler des moments particuliers de ses parents, pendant la guerre avec beaucoup de détails, alors qu’on n’a que quelques souvenirs de sa propre enfance ? Dans cette infra-mémoire il y a donc comme une transfusion de souvenirs, avec des images, des paroles, qui se mélangent à d’autres éléments de notre passé. Ce n’est que quand je pourrai mettre le doigt sur cette réalité, en essayant de remonter dans les souvenirs de mes ancêtres, que je pourrai commencer à en parler. Et on parle alors de post-mémoire, à partir de cette transmission de souvenirs reçue par l’infra-mémoire, qui agissent en moi, on va essayer d’énoncer, de reconstruire, d’exprimer ce qui n’a pas pu l’être dans l’infra-mémoire. Donc dans un travail de post-mémoire, je cherche à exprimer le contenu de cette infra-mémoire en vue d’une énonciation effective, reconstruite, exprimée. C’est très important de faire ce travail de post-mémoire dans les pays de notre région, aider les personnes et les collectivités à s’approprier et à intégrer dans un discours ou dans une expression symbolique toutes ces traces douloureuses pour s’en libérer ou les intégrer.
Représenter l’irreprésentable ?
Qu’est ce qui a empêché de se représenter les événements ? On emploie l’expression : c’est « irreprésentable », comme un secret de famille, un secret de l’interdit. Quatre éléments peuvent expliquer cet aspect d’irreprésentabilité. Le premier, l’impuissance du sujet qui n’a pas le droit d’évoquer ces événements. On peut évoquer des survivants qui n’arrivent pas à parler ou qui n’ont pas le droit d’en parler, par exemple à cause de la censure (qui peut être d’État ou d’un groupe, de la société…). Ensuite, il y a l’incapacité de destinataire à accueillir des tels récits qui sont trop horribles à écouter. D’où le silence, car ils se disent personnes ne peut comprendre et, de plus, dès que j’en parle les gens se détournent. C’est une expérience hors du commun que, même si on essaie de la comprendre, on ne le peut pas. La troisième cause est l’impossibilité de l’objet à être représenté, comment une femme qui a été violée en réunion devant ses enfants et son mari peut-elle parler de cela ? Ou quelqu’un qui a vu massacrer ses enfants ou ses parents, etc. Si pas une impossibilité, au moins une très grande difficulté2. Le quatrième élément, c’est l’épuisement des moyens du langage pour évoquer, se représenter. Comment raconter avec un langage habituel ? C’est si difficile à nommer…
La post-mémoire est confrontée à cette opacité, à cette difficulté d’évocation, à cause de l’interdit, de la sidération. Le défi, c’est de les dépasser grâce à une énonciation de ce qui a été transmis comme une pure émotion, grâce à des paroles, des symboles, des représentations, de ce qui est pure émotion. D’où l’importance de recueillir les paroles des survivants de la part des descendants, car en les accueillant, ils comprennent d’où vient cette infra-mémoire. Ils peuvent replacer l’événement dans un réseau narratif ou symbolique, et du coup ce qu’il était interdit de dire prend du sens. C’est un point très important : trouver un sens, donner du sens à son vécu, surtout quand il est traumatique. Ce qui avait été condamné à la répétition sans transformation (sans qu’on ait pu l’élaborer), trouve une nouvelle cohérence dans un récit. Il y a un travail de créativité pour arriver, dans la post-mémoire, à partager des éprouvés graves et lourds en sachant la difficulté pour d’autres d’entendre ce récit. Il s’agit de suggérer plutôt que de nommer clairement lorsqu’on fait une expérience d’évocation collective. Il ne s’agit pas de venir avec des récits détaillés, publics, des horreurs qu’on a vécues. D’ailleurs on ne peut pas toujours retrouver une mémoire intacte du passé. Mais quand les survivants parviennent à transmettre certains vécus, on peut ensuite les suggérer. C’est là qu’interviennent les arts plastiques, le cinéma, le théâtre, des expositions, toutes sortes d’éléments qui sont suggestifs.
Je vais vous présenter un travail de post-mémoire qui a été réalisé en Bosnie concernant des femmes qui ont vécu des violences sexuelles. Or là où les traces sont souvent les plus profondes, c’est quand le corps a été attaqué et que la peau a enregistré ce qui s’est passé. Les traumatismes qui touchent le corps, la peau, sont parmi les plus profonds. Des chercheurs considèrent qu’aucune expérience n’est plus intime que le mal fait à la peau, mais aucune n’est plus enfermée que celle qui est dans cette peau, qui est à la fois ce qui nous clôt et ce qui nous met en contact avec l’extérieur. Elle se déploie dans des actions non-verbales, dans des modes de conscience, qui sont en deçà du quotidien et de la construction du langage. Il n'y a pas à d'expérience plus intime que le mal fait à la peau, le mal fait aux organes sexuels, au corps.
Créer de nouveaux modes de représentation
Alors qu’on conclut à l’incommunicabilité, le travail de Marianne Hirsch vise à démontrer qu’on peut quand même tenter une parole. Il ne faut pas s’installer dans un déterminisme biologique. Il faut chercher des figures, des représentations, des scènes qui permettent de rencontrer le passé traumatique. Cela devient alors une expérience que l'on peut partager, jusqu’à un certain point. Cela ne signifie pas que les gens doivent s'identifier ou se laisser envahir par les blessures de l'autre, mais alors on entre dans une attitude de solidarité et d'action qui ne provoque pas la répétition mais l’empathie et une transformation. Etant donné l'importance de la mémoire de la peau, de ce contact et de se toucher, une tentative concrète pour rejoindre cette expérience a été réalisée collectivement.
L’auteure évoque trois essais artistiques, - mais je vais surtout m'appesantir sur la dernière qui me paraît la plus évocatrice de la post-mémoire. Il s’agit de tentatives d'expressions de ce drame de la violence contre des femmes à travers un toucher. Étant donné que c'est ce contact qui s'est mémorisé dans le corps, dans la peau, etc., c'est à travers ce toucher que les souvenirs se transforment, dans un contexte porteur. Elle a considéré trois propositions. D'abord, une artiste qui a créé des sculptures de façon assez extraordinaire qui ressemblent à de la peau. C’est une juive survivante de la Shoah. Une autre qui a organisé une exposition à Venise, dans une chapelle désaffectée, où il y avait trois autels. Elle a exposé des paquets de vêtements de femmes. Sur un autel, elle a mis des saris d'indiennes pour évoquer le viol collectif des femmes indiennes. Sur un autre autel, elle a posé des vêtements qu'elle a pu récupérer chez des filles qui avaient été enlevées par Boko Haram. Et sur le troisième autel, des uniformes bien repassés ces uniformes que l'on imposait aux filles dans les pensionnats où elles ont été très souvent dominées et humiliées. Les visiteurs étaient invités à toucher ces objets. Et par les explications données et par ce ressenti étaient évoqués les traumatismes qu'avaient vécu les personnes qui étaient représentées par ces vêtements. D’où l’invitation à vivre une forme de solidarité avec les souffrances des personnes évoquées à travers ces vêtements. La troisième expérience est celle qui m'a le plus touché, qui a été vécue à Pristina au Kosovo. Elle a été particulièrement puissante. C’est une personne originaire de ce pays qui se disait : il faut absolument qu'on rompe le silence sur ce qui a été infligé aux femmes. Cela a concerné 20 000 Albanaises, c'est-à-dire 6 % de la population féminine. Elles ont été systématiquement incarcérées, humiliées et violées, souvent devant leur famille, par les paramilitaires serbes du temps de la guerre de Milosevic. Elle s’est demandée comment peut-on essayer d’évoquer quelque chose de si fort et d’aussi horrible, à une telle échelle, alors qu'on est actuellement dans l’amnistie des responsables. Et cette l'époque, le Tribunal pénal international n'avait pas encore reconnu le viol comme crime de guerre. Alors, on se trouvait devant l'amnistie de violeurs, l'absence de condamnation comme crime de guerre, et le silence des victimes après la guerre. Comment briser alors ce silence ? Elle a eu une idée extraordinaire. Elle a décidé d’organiser une grande exposition des robes de victimes, et ce sur un terrain de football, qui est normalement le symbole de l’homme. Elle a exposé sur ce stade 5000 robes et jupes données par des survivantes et d’autres personnes. A l’occasion de l’anniversaire de la libération de Pristina par les forces de l’Otan, on a tendu 45 cordes à linge à travers tout le terrain de football dans le stade, avec ces robes et ces jupes pleines de couleurs. Le plus marquant, ce n'est pas seulement que les femmes ont apporté ces vêtements, mais qu'il y a eu à ce moment-là de nombreux échanges entre les organisateurs et les femmes qui venaient apporter leur robe et entre les femmes qui se rencontraient et se disaient : « moi aussi ! », et parfois la mère venait avec sa fille, et ainsi la fille apprenait ce qui c'était passé. On a aussi associé des grandes dames, l’ancienne présidente de la République et d'autres grandes personnalités à qui on a demandé d'apporter aussi une robe à ajouter à l'exposition et ainsi, cette exposition a été l’occasion d’une libération étonnante du récit. De la part des personnes qui venaient apporter leur robe, mais aussi petit-à-petit, chez les personnes qui sont venues à cette exposition et qui étaient invitées à circuler parmi ces robes, à les toucher. A ce moment-là l’ancienne présidente du Kosovo leur dit : vous n'êtes pas seuls nous sommes toutes ensemble, en se référant à ces femmes comme à des martyrs sacrifiées pour leur pays. Et qui méritent encore et toujours l’empathie et la solidarité, la reconnaissance du pays. Il y a donc eu une reconnaissance des victimes, un droit à une restitution, et bien sûr on a considéré que ce grand geste symbolique artistique ne pouvait être qu’une étape par rapport au travail ensuite d'identification des coupables et de compensation. Mais il fallait d'abord rompre le silence et l'isolement des survivantes, qui du coup ont osé s’exprimer. Ainsi, quelque chose d'important a été échangé quand les citoyens kosovars se sont retrouvés là-bas, au corps-à-corps avec ces vêtements et entre eux. Ainsi, la transmission de la mémoire traumatique s’est produite dans le temps et dans l'espace, quelque soit la classe, le genre, la génération des participants. Et ce traumatisme déplacé du corps des victimes à ces robes et ensuite aux gens qui étaient là, en évoquant se passé douloureux a pu apaiser les mémoires. Au même moment, s’est développée toute une communication sur les plateformes numériques. Les gens qui ont ensuite commencé à raconter leur histoire, des photos ont circulé, une catharsis s'est passée autour de cette exposition.
Ainsi les actes d’échange font plus que reconnaître un crime passé, ils ouvrent le passé lui-même. Je cite : « ils nous invitent à accorder aux femmes qui pourraient avoir porté ses robes ou qui pourraient s'être fait déchirer leur robe dans des actes brutaux de viol, un temps avant la violation, un avenir qu’elles se représentaient et qui leur avait été volé, un avenir que celles qui ont survécu auraient pu s'approprier. » Et donc c'était comme un acte de réparation, renvoyant à une histoire potentielle, c'est-à-dire que les choses auraient pu se passer autrement. C’est ce qu'on met sous l’expression « histoire potentielle ». On y évoque le fait que les choses auraient pu se passer autrement. On aurait pu ne pas poser ces actes ou en tout cas, pas avec cette cruauté. Et donc ainsi on ouvre vers un avenir qui est plus apaisé, grâce à ces médiums, ou médiations, artistique, ces différentes représentations et les échanges qui ont sont nés. Nous pouvons alors nous assurer que la réinscription épigénétique et la perpétuation de la violence avec ses répercussions n'est plus inexorables. Cette artiste qui a proposé à toute cette population de faire cette démarche a voulu montrer que l'inscription épigénétique n'était pas inexorable. Et ce qui provoque la répétition pouvait être enrayé par cette démarche apaisée.
Du souvenir cognitif au souvenir pragmatique : une quête…
Je reviens au commentaire de Marianne Hirsch, qui se réfère au philosophe Paul Ricoeur, quand il parle de l’identification du souvenir. Il a beaucoup travaillé la question de la mémoire et de la vérité. Ricoeur fait la différence entre deux sortes de souvenirs, deux dimensions. Il distingue le souvenir cognitif et le souvenir pragmatique. Le souvenir cognitif, c’est celui dont je me souviens, de façon un peu passive ; un souvenir il me revient sans que je le cherche. Il est dans ma mémoire, spontanément. Le souvenir pragmatique, c’est ce dont je me souviens, alors que je fais l'effort de me souvenir. Je pars à la recherche du souvenir. Par exemple, on se retrouve en famille et on essaye de se souvenir du deuil des parents, entre frères et sœurs. On se remémore quand cela s'était passé, le lieu, les gens présents… Là on est dans le souvenir pragmatique. Pour Hirsch, l’infra-mémoire serait la dimension passive, et la post- mémoire serait la dimension active. La première mémoire est spontanée, la post-mémoire mémoire c'est l'identification pragmatique, c'est-à-dire quand on cherche à savoir exactement ce que ce qui s'est passé, pour en retrouver le sens.
S’inspirer de ces recherches contemporaines dans une perspective pastorale et citoyenne ?
Actuellement, il existe donc un important travail de recherche qui se développe à propos de la transmission, et des notions d’infra-mémoire et de post-mémoire. C'est un chantier tout récent et prometteur. Disons encore un mot de ce qu'on appelle la survivance Cela concerne les efforts qu'on faits les survivants pour continuer à vivre après des événements douloureux. C'est un concept qu'on utilise aujourd'hui pour signifier la stratégie inconsciente que les survivants ont employée pour survivre. C’est ce que le gens qui ont assisté aux massacres ont tenté, avec le désir de revenir à une vie « normale », malgré tout le poids des souvenirs qui étaient dans leurs mémoires et, dans le cas de leurs descendants, dans les infra-mémoires. La survivance est cette stratégie inconsciente que les survivants d'une catastrophe grave ont utilisée pour reconstruire une vie possible, une vie « normale » entre guillemets. Mais ces survivants portent la charge de la mort et en même temps comme une sorte de culpabilité : « moi je suis en vie ? pourquoi eux, pourquoi moi ? » Parfois on se dit « j'aurais préféré que ce soit moi qui soit tué, comme cela au moins je ne serais plus là avec tout ce poids. » C'est ce le poids, cette double dette que les survivants ressentent envers les morts, et envers les survivants qui ont précédé. Il y a comme une culpabilité confuse qui agit. Les survivants des survivants, les descendants des survivants, peuvent être tentés par une double attitude dangereuse, soit fusionner, s’identifier complètement avec ceux qui ont vécu un traumatisme, soit nier, le déni. Aussi bien la fusion que le déni empêchent de vivre un travail libérateur.
Ce que je viens d’exposer demanderait encore bien des nuances et des approfondissements, mais quand j'ai découvert cette recherche, j’ai pensé aux survivantes que j’accueille à Bukavu, aux récits que j’ai lus à propos du génocide au Rwanda, à ce que j’ai entendu de la répétition de ce que vous vivez ici au Burundi. Je me suis dit, d'abord, il y a ici un élément d'explication de ce que les petits-enfants peuvent être troublés par ce qu’ils ont hérité, à la lumière de l’étude sur l’infra-mémoire. Ensuite, ce qui est aussi important, c’est qu’il est dit que ce n’est pas irréversible. Ce n’est pas comme l’ADN, ni de la génétique classique. Cette couche de souvenirs familiaux, culturels, cet ensemble qui revient par fragments, à certains moments sous forme d’émotions, interfère dans le quotidien. Je peux travailler dessus à travers des récits, des représentations symboliques, des célébrations etc. comme ce qui s'est passé à Pristina. Il y a eu le terrain de football, avec les points de couleur de toutes ces robes et ces jupes, puis tout ce que les gens se sont racontés quand ils sont allés au stade, pour toucher ces robes, 5.000 robes ! Les gens qui étaient dans le déni, particulièrement les hommes, ont regardé. Je crois que ce fut là un message provocateur pour les hommes, afin qu’ils reconnaissent ce que d’autres hommes ont fait à leur femme, certains d’entre eux étaient coupables de certains actes. Quand ils ont circulé dans ces rangées de robes, qu’est-ce qui s’est passé en eux, quelle évocation ? De même quand les femmes leur ont parlé de ce qui leur est arrivé, en leur montrant leur robe… ? Je me demande si on ne pourrait pas imaginer des formes de paraliturgies chrétiennes où à travers des objets, des évocations, on libérerait, la parole, on donnerait leur place aux victimes, la possibilité de parler, ou au moins d'évoquer à travers des symboles ce qu'elles ont vécu… Je n'en ai pas l’expérience, mais j’ai l’intuition que cela pourrait être une forme particulièrement féconde de commémoration, et donc de purification de la mémoire. C’est pour cela que j’ai voulu en parler avec vous, à l’occasion de cette rencontre où, précisément, une des raisons pour lesquelles Monseigneur Joachim m’avait invité, était de réfléchir sur la façon d’arrêter le cycle des répétitions. Certes, à propos de Pristina, on n’est pas dans un cycle de répétitions comme ce que vous avez connu pendant des décennies. Cela n'empêche qu’il y a eu là un travail de post-mémoire. Peut-on espérer que si on arrive à organiser des célébrations d’une telle force, quand il y aura de nouvelles provocations par des gens au pouvoir, des personnes qui auraient vécu de tels temps forts décideraient de ne plus répondre, de nouveau, par un déchaînement dû à la peur, par des actes d'irresponsables.
Bref, l’article d’Esprit et la rubrique dans Wikipédia nous indiquent une source possible et féconde de guérison, grâce à une recherche toute récente qui demande beaucoup d’approfondissement théorique mais, aussi, des essais concrets de saines commémorations que nous pourrions valoriser avec l’aide d’artistes et de compositeurs, en plus de nos liturgistes. Je pense aussi au recueil des récits de personnes qui ont risqué ou donné leur vie pour en sauver d’autres (souvent d’une autre ethnie) durant les événements. Nous les avons évoquées avec des exemples précis, tant des fidèle que des évêques… Eux aussi méritent certainement un mémorial…
Dans la recherche biologique, l’épigénétique est utilisée pour des traitements médicaux, mais on n’a pas encore beaucoup d’applications sur le plan psychologique. Cependant, il y a de nouvelles perspectives pour une réflexion et une nouvelle créativité. Je pense que c’est un chantier prometteur que je compte personnellement approfondir dans mon travail de recherche et dans ma pratique.
Pouvons-nous, en tant qu’Eglises des Grands Lacs, nous saisir de ces problématiques et en tirer des fruits pour nos accueils individuels comme lors de certaines commémorations ? Peut-être. C’est à chacun de nous, dans le lieu où il travaille, de vérifier la pertinence pastorale des apports de l’épigénétique. La collaboration avec des professionnels de diverses branches médicales et artistiques et avec des communautés bien enracinées serait certainement profitable. Que l’Esprit-Saint nous inspire…
Je vous remercie.
Père Bernard Ugeux M.Afr.
1 Transcription de la conférence donnée à Gitaga. Le style oral a été en partie conservé.
2 D’où la nécessité d’une qualité d’écoute que j’évoque dans le document remis à propos de la façon d’accueillir une personne vulnérable.

Lettre N°34, de juillet 2018


Chères amies, chers amis,

Je vous souhaite un bel été, ressourçant, familial et riche en découvertes et en rencontres amicales.

Cette année se termine bien dans les centres que Germes d’Espérance soutient. Au Centre Nyota (Bukavu), nous avons clôturé l’année par une grand tombola dont les 250 lots sont arrivés de Belgique, d’Italie et du Québec. Des amies et ma nièce ont collecté des bijoux de fantaisie, des sacoches ou des peluches qui ont réjoui tous ces jeunes vulnérables qui pour la plupart n’ont jamais vécu de tombola ni même reçu de bijou de leur vie. Par ailleurs, une trentaine de garçons et filles terminent leur année de menuiserie à Kamituga (diocèse d’Uvira, au sud de Bukavu), ils passent un jury et recevront un kit afin de pouvoir pratiquer leur nouveau métier dans le milieu où ils vivent. Ils pourront alors songer à fonder un ménage. Ce sont tous des jeunes qu’on a arraché à l’esclavage des mines d’or artisanales où ils laissent souvent la vie à cause des glissements de terrain dans les veines qui parcourent les collines. L’école d’apprentissage où cette classe a été installée étant dans un grave état de délabrement, nous avons fait appel à nos confrères de Washington qui sont soutenus par un réseau. Quelques milliers de dollars permettront de commencer modestement les travaux de réhabilitation.

Une autre raison de nous réjouir est l’ordination de dix jeunes confrères originaires de notre Province d’Afrique centrale, alors qu’un grand nombre de séminaristes stagiaires arrivent chez nous de partout pour leur expérience pastorale de deux ans sur le terrain. Avec environ 500 jeunes en formation, nous percevons le souffle du dynamisme missionnaire qui anime notre Société (et la congrégation des Sœurs Missionnaires de Notre-Dame) qui fête prochainement ses 150 ans de fondation par le Cardinal Lavigerie.

Mais il n’y a pas que la formation initiale. Malgré son accueil parfois mitigé, la formation permanente se poursuit et occupe le plus clair de mon temps, parallèlement à mon travail auprès des victimes des violences. Tout en préparant des confrères à me succéder, je poursuis mes tournées de formation qui, ces derniers mois, m’ont amené en Tunisie, au Québec, en Afrique du Sud et au Burundi. Celles-ci me permettent d’avoir une vision large et riche du travail de mes confrères dans des lieux si divers, et où l’évangélisation s’accompagne toujours d’un engagement pour la justice et pour le dialogue interculturel et interreligieux. Ces formations ne concernent pas seulement mes confrères, mais touchent d’autre publics dont, récemment une conférence épiscopale qui désirait travailler sur la guérison des mémoires afin d’enrayer le cycle des violences.
Alors, je reconnais qu’il faut de la compréhension de la part de ma communauté qui ne me voit que quelques mois par an, mais qui reste mon « chez moi » à Bukavu. J’essaie d’être pleinement engagé et participant quand j’y suis présent. Je crois beaucoup dans la qualité d’une présence fraternelle. On peut vivre sous le même toit et ne montrer aucun intérêt pour ce que vivent les confrères, ou éviter de partager ce que l’on vit soi-même. Ce qui fait le rayonnement d’une communauté témoin, c’est la vérité et la profondeur de la vie fraternelle, « lieu du pardon et de la fête » comme l’écrit Jean Vanier. S’accueillir mutuellement après une longue absence (le conseil provincial fait partie de notre communauté et doit être très mobile), se soucier de la santé des plus fragiles, profiter pleinement des temps forts communautaires, tout cela nous aide à nous sentir en famille avec nos différences d’origine et de culture. Je viens de célébrer mes 42 ans d’ordination et, malgré des désillusions, je persiste et signe : je suis prêt à recommencer et mes frères y sont pour beaucoup.

De gauche à droite, Pierre Petitfour (Français), Jérome Kodjo (Congolais), moi-même, Emmanuel Ngona (notre provincial, Congolais), Grégoire Milombo (Congolais, il n’est pas musulman), Sébastien Kalengwe (Congolais), Alex Goffinet (Belge) Dennis Pam (Nigerian).

Quant à la situation politique de notre pays, je ne puis que répéter ce que j’ai écrit dans mes Lettres de la Savane précédentes, l’approche des élections (dont on n’est même pas sûr qu’elles ne vont pas être annulées à la dernière minute !) entretient un climat délétère de suspicion, de rumeurs, de coups bas, démontrant le narcissisme et l’égocentrisme de la plus grande partie de la classe politique. Les gens du peuple disent : cela ne sert à rien de les changer, les nouveaux feront comme les prédécesseurs et nous continueront à vivre dans la misère. La communauté internationale s’acharne à garantir une alternance, mais pour alterner quoi, et qui, en vue de quel avenir ? Les récentes découvertes de nouveaux gisements de cobalt et de cuivre, de même que le gaz et le pétrole dans les magnifiques grands lacs dont l’écosystème est ainsi menacé, attirent tout ce qui existe comme prédateurs sur la planète, et les Chinois et les Russes sont bien présents pour participer à la curée commencée par les Occidentaux depuis la période coloniale. 
 
Dans la société civile, des groupes de jeunes non-violents, des associations qui se battent pour les droits humains, des groupes de femmes, des ONG de journalistes montrent qu’il y a un processus de maturation dans une partie de la population qui ne se laisse plus avoir par les mensonges des propagandes électorales. C’est un signe d’espérance avec l’engagement des laïcs catholiques qui ont organisé des marches pacifiques pour le respect des accord de 31 décembre 2016 en vue d’élections justes et pacifiques. Malgré l’assassinat de plusieurs dizaines d’entre eux par les forces dites de l’ordre, ils ne se sont pas laissés décourager. 
 
Je vous écris de Lomé, capitale du Togo, du siège de la Caritas Africa qui coordonne les Caritas (réseaux caritifs) de l’Eglise catholique en Afrique. Je participe à un groupe de référence sur la mise en application de la Déclaration de Dakar, de septembre 2017, où les évêques d’Afrique ont fixé les priorités pour l’engagement de l’Eglise au service de la charité, de la justice et de la paix. Comment l’Eglise catholique fait-elle la différence avec les ONG qui nous dépassent en moyens et parfois en professionnalisme, mais qui sont toujours de passage, avec de nombreux expatriés souvent grassement payés, et qui tiennent rarement compte des cultures et des croyances africaines. Présente depuis plus d’un siècle, l’Eglise a un enracinement unique dans la population. Elle a cependant à dépasser les statistiques sacramentelles pour aller vraiment au « périphéries » plutôt que de se laisser tenter par l’esprit « mondain » de la globalisation qui s’insinue partout aujourd’hui en Afrique. Elle doit aussi être irréprochable dans son usage de l’argent destiné à des projets humanitaires. Je me réfère ici au Pape François si soucieux des migrants et des déplacés de l’intérieur qui sont des millions en Afrique.

Je termine en confiant à votre prière la petite Olga, 12 ans, qui vient d’une famille en grande difficulté économique. On lui a découvert un rhumatisme articulaire aigu qui a attaqué la valvule mitrale. Elle doit se faire opérer en Europe. Nous avons sollicité en France « Mécénat chirurgie cardiaque » car cela dépasse nos moyens. Nous attendons leur réponse avec espoir…

La petite Olga de Bukavu qui doit être opérée rapidement à cœur ouvert en Europe.


Très amicalement à toutes et à tous
 
Bernard

Menace de la RDC de se retirer de la Francophonie : une décision secouant la Communauté Internationale.

  Le gouvernement de la République Démocratique du Congo (RDC) a récemment fait part de son intention de se retirer de l’Organisation Intern...