Revue
Quart-Monde
Fécondité de la compassion, par Bernard
Ugeux[1]
Fuir
pour enfin vivre…
Françoise
[2]
est une jolie jeune femme d’une vingtaine d’années qui a retrouvé le sourire
aujourd’hui. Pourtant, elle a été enlevée adolescente il y a quelques années par
un de ces nombreux groupes armés qui sévissent dans l’est de la RD Congo, après
avoir vu ses parents assassinés sous ses yeux. Entraînée dans un camp perdu au
fond d’une clairière dans la montagne, elle devient l’« épouse » du
chef de la milice durant…près de trois ans. Réduite en servitude, elle met au
monde une petit fille Viviane. Un soir, alors qu’elle se lave dans la rivière,
elle profite de l’inattention de son gardien pour prendre la fuite avec son
enfant sur le dos. Pendant plusieurs jours, elle court à travers la forêt et la
savane, terrifiée à l’idée d’être rattrapée, car elle serait torturée et exécutée
comme ce fut le cas de ses amies qui ont échoué dans leur fuite. Elle finit par
trouver un village qui les accueille épuisées par la faim et la soif. Elle
essaie alors de survivre grâce à un petit commerce de légumes, sans avenir, et
finit par échouer à Bukavu, une grande ville au sud du lac Kivu. Réfugiée sous
un arbre près d’un marché de la ville, elle est découverte par Monique qui, elle
aussi, alors enceinte, a fui le groupe armé qui la détenait depuis plusieurs
mois. Elle la conduit auprès de Maman Julie qui l’avait recueillie et aidée à
accoucher et à accepter cet enfant du viol. C’est là que je rencontrai Françoise
pour la première fois, lors d’une de mes visites à cette veuve qui a recueilli
un grand nombre d’enfants. Au milieu des gamins entassés dans la baraque en planches
sans fenêtre ni meuble, elle se leva pour raconter brièvement son aventure et
me supplier de l’aider à scolariser Viviane et de lui permettre de poursuivre
ses études. Je reçois beaucoup de demandes de cette sorte, mais j’ai été touché
par son désespoir et ses larmes et par sa situation particulière. Que peut-on
faire de pire à un être humain que de transformer une jeune fille à peine
pubère en esclave sexuelle ? Pourtant, Françoise n’avait pas connu le pire
des sorts puisqu’elle était parvenue à s’enfuir avec son enfant et qu’elle
avait été soutenue par l’affection de Maman Julie et de Monique. Elle avait
commencé à connaître un peu de sécurité, mais c’était éphémère, dans une
extrême précarité. Pour les nombreuses femmes victimes de violence ou
d’enlèvement, c’est la solidarité du voisinage, le soutien d’autres personnes
fragiles et pauvres qui leur permettent de reprendre goût à la vie et
d’accepter l’enfant qui leur rappelle l’enfer qu’elles ont connu. Certaines
d’entre elles, profondément traumatisées, ont pu retrouver une place dans la
société grâce à ce début de résilience[3].
Cela me fait souvent penser à la parole de St Paul : « là où le péché
a abondé, la grâce à surabondé » (Rm 5,20), souvent par l’intermédiaire de
gens très simples qui ont partagé leur propre pauvreté.
Quand
on a tout perdu
J’ai
donc décidé de la prendre en charge comme je l’ai fait pour quelques autres
dans le même cas, qui ont parfois pu profiter pendant un certain temps d’un
soutien psycho-social avant d’être renvoyées dans la vie normale avec de
grandes fragilités. Un suivi personnalisé institutionnel sur la durée est presque
impossible ici, dans un tel contexte de manque de personnel et de moyens face,
aux innombrables victimes de violence qui affluent sans cesse vers la ville
lacustre.
Ce
travail d’accueil et d’accompagnement – non médical - que je pratique depuis
six ans m’a permis de mieux comprendre la souffrance et la vulnérabilité des
victimes de violences, particulièrement sexuelles. Leur première hantise, c’est
d’être crues. Il n’y a pas si longtemps, dans les sociétés occidentales, il
n’était pas rare de culpabiliser une femme qui venait déclarer un viol :
« Elle l’a bien voulu ! » Ici aussi, je l’entends souvent. Dans
une société où la situation d’insécurité et le dysfonctionnement de l’Etat
favorisent les violences et encouragent l’impunité, le viol est banalisé. En
outre, les victimes sont souvent stigmatisées et ostracisées : la société
a du mal à les accueillir et à leur donner une place. C’est pourquoi il y a une
double pénalité pour la victime : ce qu’elle a souffert et le rejet par la
société. On comprend donc que nombre d’entre elles ne se déclarent jamais,
alors qu’elles ont besoin de soins médicaux et psychologiques. Et que celles
qui osent parler, car elles cherchent de l’aide, n’ont qu’une peur, c’est qu’on
ne les prenne pas au sérieux.
En
outre, elles se sentent souvent coupables (« C’est de ma faute, je
n’aurais pas dû aller seule à la rivière … ou faire ce voyage, etc. ») et
souillées dans leur intimité. Elles ont aussi le sentiment d’avoir perdu leur
dignité.
La
situation est encore plus grave quand le viol a été organisé par des milices
qui ont envahi tout un village pour abuser des femmes devant leurs enfants et
leur mari, avant d’enlever des jeunes filles et de brûler les maisons. Les
effets sur le mari - humilié – sur la femme -
déshonorée – et sur les enfants atterrés sont incommensurables. Toute la
famille est traumatisée. Il est évident
que dans ces attaques, le but n’est pas d’abord sexuel mais la soumission et
l’humiliation d’un groupe social ou ethnique, souvent pour des raisons économiques
(mines de métal précieux), politiques ou territoriales (domination de chefs de
guerre).
Il
existe des aides apportées par des ONG et des Eglises, mais les institutions
sont souvent dépassées par l’importance des besoins et la profondeur des
blessures. C’est précisément parce que le suivi n’est pas possible et que la
réinsertion a aussi un coût social et économique, qu’il est important d’accueillir
les victimes qui errent dans les rues une fois que les institutions ne peuvent
plus les soutenir. Car il faut se loger, manger, se vêtir, se soigner et
scolariser les enfants. Les solidarités familiales – quand elles ont été
maintenues – ou de quartier – pour les réfugiées venues d’ailleurs – ne peuvent
tout régler. A la fragilité physique et psychique s’ajoute une dépendance
sociale et économique.
Cette
dernière dimension prend une importance particulière dans les sociétés
africaines. On sait que dans les pays occidentaux, les victimes de violence
sont accueillies et suivies psychologiquement. On investit beaucoup pour gérer
les conséquences psychiques des traumatismes, en travaillant sur les sentiments
et les émotions. Cette dimension n’est pas absente en Afrique, mais n’a pas la
même importance, étant donné la dureté des conditions de vie et le fait que les
femmes n’ont pas été élevées à se préoccuper de leurs états d’âme. Lors
d’accidents et de décès, dans nombre de cultures africaines, les émotions sont
exprimées communautairement et ouvertement, ce qui a un effet thérapeutique.
Puis la vie continue avec ses urgences de survie. Or, dans le cas des victimes
de traumatisme, la hantise des survivantes est de retrouver une identité
sociale. Car en Afrique, l’identité se définit moins par la subjectivité que
par l’appartenance. On est d’abord fils ou fille de…, frère ou sœur de…,
originaire de tel groupe social, avant d’être « moi ». Ce qui donne
un sens à la vie, c’est de faire partie d’une communauté humaine où on est
reconnu et où chacun a sa place et son rôle. Car c’est ce qui apporte la
sécurité affective et économique. D’où le défi pour les communautés
chrétiennes ! Quel drame quand on est rejeté par le conjoint à cause des
violences subies, ou par le groupe social ou religieux qui a du mal à donner
une place à quelqu’un qui a été « souillé » et qui, parfois, porte un
enfant qui a la sang d’un ennemi du groupe ! Les enfants nés du viol sont aussi
stigmatisés sur une base ethnique.
Un
regard qui croit et qui espère l’autre
Donc,
dans le travail d’accueil, en vue de favoriser une résilience, il ne suffit pas
d’être empathique et de permettre d’exprimer des émotions et des souvenirs
douloureux dans un climat de sécurité. Il faut aussi, et peut-être surtout,
donner les moyens matériels et sociaux d’une réinsertion dans une communauté
humaine où la victime retrouve une place et un rôle, du respect et une certaine
sécurité. Cela nécessite un important investissement matériel pour assurer les
besoins primaires des victimes. Il s’agit de leur permettre de retrouver une
autonomie économique et une « dignité » sociale. Sans cela, la suite sera
la dépression, la prostitution, la misère la plus noire. Encore une fois, la
solidarité entre pauvres et entre victimes peut faire des merveilles, mais pas
forcément des miracles. J’ai cependant vu comment l’accompagnement par le
personnel médical et par les autres victimes ont permis à des jeunes filles de
se redresser et d’accepter leur enfant né du viol.
La
situation de ces femmes et de ces jeunes filles a des répercussions sur l’attitude
à favoriser vis-à-vis des victimes. L’accueil doit être rempli de délicatesse
et de bienveillance. Il faut d’emblée créer la confiance en offrant à la
personne un espace où elle se sent en sécurité et où elle est sûre de la
confidentialité. Même s’il sera nécessaire de vérifier ses dires par la suite –
car il y a aussi de « fausses victimes » – il est important qu’elle
se sente écoutée favorablement et jusqu’au bout, sans a priori ni curiosité
déplacée. Dès le premier regard la relation se construit. Une attitude d’écoute
pudique permet de se dévoiler progressivement, souvent par allusions, ce qui
peut demander plusieurs rencontres. Mais en plus de ne pas se sentir jugée, elle
a besoin que je lui exprime qu’elle n’est ni coupable, ni souillée, qu’elle n’a
pas perdu sa dignité de femme (d’épouse, de mère…). Que Dieu ne la rejettera
jamais. Qu’au contraire se sont ceux qui l’ont traitée ainsi qui ont perdu leur
dignité. C’est ainsi qu’elle peut petit à petit retrouver une nouvelle estime
de soi. Il est nécessaire également de l’aider à réaliser à quel point elle a
souvent été courageuse, soit en résistant au violeur, soit en essayant de
protéger ses enfants, soit en ayant la force de fuir le camp où elle était
prisonnière, etc. « Oui, vous avez eu ce courage ! Et par amour de
ceux qui vous sont chers », a-t-elle besoin de s’entendre dire. Il est certes
utile de pratiquer l’empathie, en essayant de se mettre à sa place et en lui exprimant
une compréhension de ce qu’elle a vécu.
Mais
jusqu’à quel point un homme d’un certain âge, européen, prêtre donc célibataire,
peut-il se mettre à la place d’une jeune fille enlevée pendant des mois ou des
années ? Il n’est d’ailleurs pas souhaitable que j’essaie de me représenter à
tout prix son enfer. Non seulement ce serait user de trop d’imagination mais
aussi courir le risque de me laisser envahir par trop d’images et d’émotions
perturbantes, qui m’empêcheraient de garder la juste distance qui permet une
relation d’aide. Au début de mes accueils, j’étais presque déprimés d’entendre
ces récits. Petit à petit, je suis passé d’une empathie peut-être pas assez distanciée
à une attitude de compassion. Je veux dire par là, à un regard d’amour, de
respect, de tendresse même, qui révèle à cette femme qu’elle est digne d’être
aimée, d’être respectée, qu’elle a encore un avenir de femme devant elle et,
surtout, que nous allons chercher ensemble comment concrètement lui permettre
de se relever et de recommencer à vivre.
Un
amour qui agit
Il
n’y a pas de vraie compassion sans action. Cela signifie que je considère comment
elle se sent perçue socialement, je veille à ses besoins immédiats pour revenir
à une vie normale et retrouver son identité sociale. Ce travail se fait en
équipe, avec différents intervenants, et il est important d’y associer son mari
et ses enfants quand c’est possible. Il y a donc la nécessité d’assurer au
moins au début ses besoins primaires tout en l’aidant à devenir progressivement
autonome. Que ce soit en commençant un petit commerce, en retournant aux
études, en recevant un apprentissage en couture ou en cuisine pour subvenir à
ses besoins et se prendre en main. C’est ce travail de reconstruction de son être
profond que réalise le centre Nyota de Bukavu, dont j’accompagne le personnel
et que des amis financent. Il accueille chaque année 250 jeunes filles victimes
de violence, de prostitution ou de grande pauvreté. Elles viennent en journée pour retrouver un
sens à leur vie. Par une scolarisation accélérée, une éducation à la vie, une
formation à la coupe et couture et à la cuisine et un environnement chaleureux
et sécurisant, elles reçoivent des moyens pour reconstruire leur estime de soi.
Rien que de traverser désormais leur quartier habillées avec leur uniforme
d’élève change complètement leur statut social et participe à leur résilience. Le
regard de l’entourage change aussi. Quand elles s’en vont après deux trois ans,
c’est avec un kit de réinsertion, et un suivi est assuré.
J’ai
donc le privilège de voir aujourd’hui se déployer et reprendre souffle tant de
personnes qui se croyaient sans valeur et sans avenir. Je suis toujours autant
impressionné par l’amour de la vie et la confiance en Dieu chez les femmes
africaines. Elles ont une telle capacité de rebondir et de s’engager avec
détermination dans une nouvelle vie, surtout à cause de leurs enfants, dès
qu’on leur en donne les moyens, qu’elles forcent l’estime et l’admiration[4].
Pour
terminer, je voudrais revenir à Françoise dont j’ai parlé au début. Récemment,
elle est venue me demander un peu d’argent pour pouvoir s’habiller comme les
autres étudiantes de l’école supérieure où elle étudie cette année. Elle est
revenue quelques jours après pour me montrer ses achats choisis avec beaucoup
de goût. Elle me dit alors avec un grand sourire : « Maintenant, je
suis une fille comme les autres ».
Bernard
Ugeux, le 8 juin 2016.
[1]
Missionnaire d’Afrique travaillant en RD Congo. Auteur de : La compassion j’y crois, Paris, Bayard,
2015 article écrit pour la revue ATD QUART MONDE
[2] Tous les
noms de l’article ont été modifiés pour des raisons de confidentialité.
[3]
Résilience : capacité de résister ou de rebondir lors d’une épreuve grave
qui menace l’équilibre vital d’une personne.
[4] Ce qui
n’empêche que certaines d’entre elles restent dans un état grave et nécessitent
un accompagnement psychiatrique prolongé.