«Je ne suis pas optimiste», confie le Père Bernard
Ugeux à cath.ch au sujet de l’évolution de la situation dans l’est de la
République démocratique du Congo (RDC). Le Père blanc d’origine belge évoque la
situation de la région secouée par la violence et l’instabilité politique. Il
revient aussi sur sa mission à Bukavu, où il est revenu il y a 15 ans, à
laquelle il tient beaucoup.
Le Père Bernard Ugeux (voir encadré) a mis les pieds
pour la première fois en RDC en 1971. Séminariste, il souhaitait effectuer un
stage en Afrique. «De nos jours, c’est habituel pour les jeunes en
formation, mais à l’époque c’était nouveau. D’une certaine façon, il s’agissait
d’un stage ›découverte’». Il est rentré en France pour faire sa théologie. Il a
été ordonné prêtre à Bruxelles en 1976 et renvoyé au Congo la même année. Il y
revient ensuite. A 78 ans, l’énergique religieux compte rester en RDC tant
qu’il pourra: «C’est une question d’alliance avec ce pays».
Vous accueillez dans votre centre des femmes et des
jeunes femmes victimes de viol ou d’extrême vulnérabilité sociale. Comment se
concrétise cet accueil?
Père Bernard Ugeux: Chaque personne qui arrive au centre fait
l’objet d’une enquête qui nous permet d’évaluer sa situation car nous
n’accueillons que les personnes en situation de détresse: des filles qui ont pu
être victimes de violence sexuelle ou d’autres formes de violence – mais aussi
des enfants en situation de rue. Au moment où les filles arrivent au centre, elles
sont totalement dépendantes. Certaines ne peuvent pas se nourrir. Nous leur
trouvons un foyer d’accueil car nous sommes un externat. Nous proposons d’abord
un travail de reconstruction sur le plan psychologique et humain. Tout en les
préparant au certificat d’école primaire pendant trois ans. Elles peuvent ainsi
continuer dans le secondaire ou bien poursuivre une formation professionnelle.
L’objectif est de rendre ces filles autonomes, qu’elles quittent le centre avec
un diplôme, une machine à coudre et du matériel, de sorte qu’elles puissent
débuter leur projet professionnel et prendre leur famille en charge.
Pour ces femmes, le drame complète la violence: elles
sont rejetées par la société.
Oui, elles sont stigmatisées et elles éprouvent une grande honte. Notre premier
travail consiste à les déculpabiliser: elles ont toujours l’impression que ce
qui leur est arrivé est de leur faute, qu’elles ont fait quelque chose de mal.
Nous effectuons un travail de reconstruction de l’estime de soi. Ces femmes sont,
de plus, marginalisées, raison pour laquelle elles viennent en ville. Dans leur
village, elles ne peuvent plus se fiancer. Elles ont aussi des problèmes de
santé et des troubles psychologiques liés à ce qu’elles ont subi.
Le centre de Nyota accueille des femmes qui peuvent se
reconstruire et apprendre le métier de couturière | © Bernard Ugeux
Différentes ONG et l’ONU font état de 500’000 mille
femmes victimes de viol dans le Kivu ces 25 dernières années. Ces statistiques
effarantes vous paraissent-elles réalistes?
Il est difficile d’établir des statistiques précises dans ce domaine, je pense
que ce chiffre est sous-évalué. Ce sont des projections. En fait, les données
représentent les personnes qui sont en contact avec les centres sanitaires ou
médicaux. Beaucoup de femmes ne disent pas qu’elles ont subi un viol, de peur
d’être chassées par leur mari et d’être stigmatisées par la société. Il y a aussi
le problème de l’inceste qui est tabou. Une jeune élève du centre est tombée
malade. Emmenée à l’hôpital où on lui a découvert de gros problèmes
gynécologiques, elle a fini par dire ce que lui faisait subir son père. Elle
l’a dénoncé et a été mise au ban de la famille.
Au-delà de la violence faite aux femmes, qui occupe
une place centrale dans la famille, c’est la société qui est visée, mais de
quelle manière?
Tout dépend du contexte du viol. Par exemple en milieu urbain, des hommes
profitent d’une occasion pour s’en prendre à une fille qui va chercher de l’eau
seule le soir au robinet. Il y a le cas des groupes armés, qui travaillent pour
des multinationales, qui veulent conquérir des territoires dont le sous-sol
riche en minerai représente un intérêt. Le viol vise à terroriser les
populations.
Il y a des groupes qui agissent pour des motifs ethniques qui veulent humilier
la culture de l’autre: ils violent toutes les femmes et les filles du
village qu’ils attaquent. Ainsi on humilie l’homme en l’obligeant à assister au
viol de sa femme, on humilie la femme violée devant ses enfants. On détruit
ainsi toute la structure familiale et culturelle car il y a une grande pudeur
dans ce domaine-là.
«Beaucoup de
femmes ne disent pas qu’elles ont subi un viol, de peur d’être chassées par
leur mari et d’être stigmatisées par la société.»
En plus de cette mission auprès des femmes, vous vous
êtes engagé récemment dans le réseau Talitha Kum*.
Le réseau, qui lutte contre la traite des êtres humains, n’était pas présent
dans notre région. L’initiative devant être prise par la faîtière nationale des
religieux, je me suis adressé à l’association des Religieux du Congo – une
association regroupant les religieux et les religieuses – en exposant le
contexte de notre région frontalière du Kivu: beaucoup de jeunes diplômé-es,
qui n’ont pas la chance de trouver du travail, émigrent. Nombreuses sont les
personnes qui disparaissent, victimes des réseaux de prostitution ou de
trafiquants d’organes.
Qu’est-ce qui vous a décidé à adhérer à ce réseau?
Des filles sont venues me voir en me demandant de leur financer leur passeport.
Elles s’apprêtaient à suivre des hommes qui leur promettaient une formation au
Canada après être passée dans un camp en Ouganda. Comme elles étaient
incapables de préciser par quelle filière elles partiraient, j’ai refusé en
leur expliquant qu’elles risquaient de se retrouver dans un bordel à Dubaï.
J’ai réalisé que des mafieux essayaient de récupérer des filles pour leur
réseau de prostitution. Les jeunes, sans travail et sans avenir, sont parfois
tellement désespérés qu’ils acceptent n’importe quelle proposition pour quitter
le pays. Au mois d’octobre, nous allons donner une formation pour les gens de
Kinshassa, de Bukavu et de Goma. Nous avons déjà commencé une formation
en ligne pour ceux qu’on appelle les «Jeunes ambassadeurs», la branche jeunes
du mouvement. Ils sont les mieux placés pour sensibiliser leurs amis en
terminale, à l’université ou au collège, sur les risques que représente une
migration qui peut s’avérer dangereuse.
L’idée est de retenir les gens ici en RDC pour éviter
qu’ils ne se fassent prendre dans des réseaux mafieux.
Il ne s’agit pas d’abord d’empêcher les gens d’aller étudier à l’étranger. Nous
ne sommes pas a priori contre l’émigration. Nous devons en revanche être sûrs
que ces jeunes ne tomberont pas aux mains des réseaux mafieux. Pour cela nous
devons effectuer un travail de prévention: pour ceux qui décident quand même de
partir, un accompagnement est mis en place pour voir l’itinéraire qu’ils vont
parcourir, leur donner des contacts au cas où ils rencontrent des problèmes.
Dans certains cas, nous effectuons un travail de suivi quand la personne arrive
à destination. Bien souvent les jeunes filles se font confisquer leur passeport
avant d’être livrées à la prostitution. En dernier recours, le réseau Talitha
Kum dont des Pères blancs partent à leur recherche pour tenter
de les exfiltrer et les ramener dans leur pays. Ce qui représente un grand
danger car ils se heurtent de front aux mafieux qui n’hésiteront pas à éliminer
la personne que les religieux essayent d’aider.
Le Père Ugeux bénit le bâtiment qui accueille les
nouvelles machines à bois électriques | © Germes d’Espérance
Vous venez d’inaugurer un atelier de menuiserie à
Kamituga avec des machines électriques, l’aboutissement d’un long projet.
Depuis sept ans, je soutiens la reconstruction et le développement d’une école
de menuiserie fondée par une paroisse. Depuis un an, on a pensé à l’intérêt de
les former sur des machines électriques pour leur permettre d’être embauchés
dans des scieries plus importantes. D’autant qu’il y a des débouchés dans cette
branche. Le pays a une activité sylvicole et la demande est forte. La plupart
des habitations sont construites en bois. C’est un contexte particulier: le
centre se trouve dans une ville aurifère où une grande partie de la population
travaille dans des puits à gratter la terre pour trouver de l’or. Ces gens,
parfois des enfants de 12 ans, travaillent sans aucune sécurité. Certains sont
ensevelis lors de glissements de terrain ou peuvent être asphyxiés lorsque la
ventilation tombe en panne.
Cette activité a entraîné le déclin de l’agriculture provoquant ainsi la hausse
des prix de l’alimentation, obligeant les gens à survivre. Certains tentent de
mettre de l’argent de côté pour leurs études.
Lorsqu’on m’a proposé de relancer cette école, je me suis dit: «Si cela permet
à un certain nombre de jeunes d’avoir un métier de menuisier et de ne plus
descendre dans la mine, c’est tout cela de gagné». Une trentaine de jeunes
suivent cette formation chaque année, donc environ 200 sont passés par l’atelier
en sept ans. C’est peu et c’est déjà beaucoup. Il en faudrait des milliers.
C’est une goutte d’eau dans la mer… On fait comme le colibri! Jusque-là ces
jeunes recevaient une formation de menuisier avec des outils traditionnels.
Depuis une quinzaine d’années, vous êtes confronté
quotidiennement à la violence extrême, au travail des enfants, à l’esclavage, à
la misère. Comment vivez-vous cela?
La situation était différente lorsque je suis arrivé en RDC pour la première
fois, il y a 53 ans. Et mon travail n’était pas le même. Il y a quinze ans, je
suis revenu pour donner des cours de formation continue pour mes confrères
travaillant en Afrique. Je circulais beaucoup. Maintenant, je travaille dans un
séminaire de formation de futurs prêtres missionnaires. Je ne suis donc pas
davantage exposé en permanence à toutes ces souffrances et à toutes ces
difficultés car je reste sur place. Je les vis à travers les nombreuses
personnes que je reçois individuellement, dont une dizaine de femmes, rescapées
de groupes armés où elles ont vécu l’enfer, que j’accompagne.
«J’ai dû me
dire:’Le sauveur ce n’est pas moi, je suis envoyé par le Sauveur pour
participer». Le sauveur est le Christ, le berger. Je suis le chien du berger et
ma tâche est de ramener les brebis’»
Quelles solutions avez-vous trouvées?
J’ai dû me dire: «Le sauveur ce n’est pas moi, je suis envoyé par le Sauveur
pour participer». Le sauveur est le Christ, le berger. Je suis le chien du
berger et ma tâche est de ramener les brebis. Au début, j’avais du mal à garder
cette distance et à comprendre que je n’avais pas à porter la souffrance des
gens. J’ai donc creusé la notion de compassion qui consiste à se laisser
toucher sans se laisser envahir par toutes ces misères que je rencontre dans ma
vie personnelle, ma vie de prière. Ce qui m’a permis de travailler ici. Je me
laisse toucher, j’aide les personnes avec leur participation à s’en sortir.
Et concrètement?
Tous les matins, je vais à la pointe de cette presqu’île où je vis et je prends
trois quarts d’heure pour prier et préparer mon homélie pour la messe. Je me
ressource dans mes profondeurs pour être confronté à ce mal qui parfois est un
mal absolu. Même si je vis des temps de prière communautaire dans la maison où
je travaille, j’ai toujours ressenti le besoin de contemplation. Pour moi qui
suis quelqu’un de très actif, c’est la source de tout. Cela me permet de tenir,
avec une attention importante à mon équilibre physique: je nage, je fais des
exercices de détente, je fais la sieste pour éviter de tomber dans l’hyperactivité.
Avec l’âge, on devient plus contemplatif.
Vous détournez des enfants de la mine, vous recueillez
des femmes qui témoignent de ce qu’elles ont vécu. Vous gênez peut-être des
gens. Êtes-vous menacé dans votre mission?
Je ne suis pas directement menacé pour la bonne raison qu’il est très difficile
de lancer des poursuites judiciaires contre des mafieux ou des prédateurs.
D’abord parce que les filles n’osent pas dénoncer leur bourreau. Ensuite parce
que cela serait très onéreux, qu’il n’y a pas de certitude que la peine soit
appliquée et que la victime s’exposerait à un risque élevé de représailles. Ne
lançant pas de poursuites, je ne représente donc pas de menace pour les réseaux
mafieux. C’est malheureux, mais nous n’avons pas les moyens de rechercher la
justice.
«Ce qui me
fait tenir, c’est une question d’alliance et une histoire d’amour avec ce pays
qui a commencé en 1971.»
Au-delà de la prière, de temps de pause, de votre
énergie, qu’est-ce qui vous fait tenir à Bukavu?
Ce qui me fait tenir, c’est une question d’alliance et une histoire d’amour
avec ce pays qui a commencé en 1971. Je suis en contact direct avec des gens en
très grande fragilité, mais aussi avec des gens privilégiés qui me font
confiance et qui me donnent les moyens d’aider. Les amis évoquent mes 78 ans,
me mettent en garde quant à la situation instable et les risques d’attaque sur
Bukavu. Mais je suis un pont entre les pays riches et un pays pauvre. En outre,
je reçois infiniment de la part des personnes que j’accompagne ou soutiens:
leur courage, leur foi et leur confiance en moi. Tant que je peux servir
d’intermédiaire, je reste. Je crois que j’ai reçu un charisme de compassion.
Tant que je peux apporter cette aide à ces personnes, pourquoi est-ce que je
rentrerais en Europe? A mon âge on me mettrait dans une maison de retraite et
je passerais la journée à faire quoi? Tant que j’aurai de la force et que mes
supérieurs me le demanderont, je resterai dans cette solidarité avec ces
gens-là, jusqu’au bout. (cath.ch/bh)
*Talitha Kum est le Réseau International
de la Vie Consacrée contre la Traite des Etres Humains. Créé officiellement en
2009 par l’Union Internationale des Supérieures Générales (UISG),en tant
qu’initiative mondiale contre la traite et l’exploitation des êtres humains,
Talitha Kum encourage la collaboration entre les réseaux organisés au niveau
national, régional et continental, en soutenant activement les victimes, les
survivants et les personnes à risque.
Le Père Bernard Ugeux a 78 ans | ©
Bernard Hallet
Bernard Ugeux est né à Bruxelles le 19 mai 1946
est Missionnaire d’Afrique (Père Blanc). Ordonné en 1976, il est arrivé pour la
première fois au Congo en 1971 au moment où le Président Mobutu a changé le nom
du pays de Congo en Zaïre. Après ses études en vue du sacerdoce et une maitrise
de philosophie et d’ethnologie, il a soutenu un doctorat en théologie et
en histoire et anthropologie des religions à l’Institut catholique de Paris et
à la Sorbonne.
Il a travaillé durant 25 ans comme missionnaire au Congo et quatre ans en
Tanzanie. Il a également travaillé à Toulouse durant 17 ans comme formateur
chez les Missionnaires d’Afrique et comme professeur à la Faculté de Théologie
de l’Institut catholique de Toulouse, où il a été cofondateur de l’Institut de
Science et de Théologie des Religions en 1995.
Il est basé à Bukavu depuis 15 ans et est actuellement engagé dans la formation
initiale de ses jeunes confrères.