jeudi 1 juillet 2021

Europe et traçabilité (01 juillet 2021)

 


Voici les fêtes ! « Acheter est non seulement un acte économique mais toujours aussi un acte moral ».

Qu’en est-il de la moralité des entreprises dont nous achetons les biens de consommation ces jours-ci.

Le 4 novembre 2014,  l’émission de France 2 Cash investigation a traité de la question des entreprises qui fabriquent des téléphones portables. Elle a pris la plupart de ces entreprises (Samsung, Nokia, Microsoft, Huawei, etc.) en flagrant délit d’immoralité et de cynisme du côté de leurs dirigeants. Dans un post précédent j’ai évoqué la mauvaise foi de nombre d’entreprises intercontinentales qui chargent leurs filiales de toutes les dépravations pour s’innocenter de leurs dysfonctionnements, promettant régulièrement de mettre de l’ordre dans leurs abus. Heureusement que le journalisme d’investigation, les ONG des droits humains  ainsi que les personnes qui constatent les pratiques sur le terrain continuent à dénoncer l’inacceptable.

Au niveau européen, en mars 2014, une circulaire a été émise concernant les importations de minerais dans l'Union européenne. Elle ressemble à celle que le sénateur Obama avait proposée avant qu’il soit devenu président des Etats-Unis[1], mais avec une grande différence : l’Europe fait seulement appel à la bonne volonté des importateurs, sans effet coercitif. Dans le film en question, le commissaire De Gucht parle d’une législation européenne visant à mettre sur pied un système d’autocertification. Les importateurs de minerais s’engageraient à contrôler leur ligne d’approvisionnement mais sans aucune obligation vis-à-vis de la communauté européenne. Le commissaire considère que si c’était obligatoire, les entreprises n’iraient plus s’approvisionner dans certaines régions ce qui poserait un problème d’emploi. Pour qui vit sur le terrain, on se demande de quel emploi il s’agit ? Des gamins de quatorze qui travaille 14 heures par jour dans les boyaux de minerais pour 2 € par jour ? Les intermédiaires corrompus et impunis qui exportent ces minerais de façon la plupart du temps illégale à travers des filières qui jouissent de complicité à tous les échelons du système ? En outre, quand la journaliste demande le nombre d’entreprises concernées, le commissaire ne peut donner de réponse. Par contre, il explique que ces entreprises répondent en chœur qu’elles ne voient aucun impact positif dans cette nouvelle législation et que cela demanderait des efforts supplémentaires. Quel culot !  Positif pour qui ? Pour les enfants dans les mines de la RDC ou dans les filiales chinoises de Microsoft ? Quels efforts supplémentaires… pour maintenir le niveau du profit ? ou la moralité des affaires ?

De nombreuses ONG ont dénoncé l’inefficacité de cette circulaire quant à une vraie traçabilité de l’origine des produits et de la destination de l’argent, qui parfois ravitaille en armes les groupes armés, dont certains sont responsables de viols sur une grande échelle.

Déjà, le 14 octobre 2014, 70 évêques du monde entier, réunis à Bruxelles, avaient adressé un  appel au sens des responsabilités de la part de l’Union européenne. Ils demandaient le renforcement de la circulaire européenne sur, entre autres, ces deux points :

« – Une responsabilité commune des entreprises d’un bout à l’autre de la chaîne d’approvisionnement, des sociétés d’extraction aux importateurs, fournisseurs et utilisateurs finaux qui commercialisent des produits contenant des ressources naturelles issues des zones de conflit. Le fait d’étendre la portée du règlement aux sociétés utilisatrices finales permettra de répondre aux exigences des citoyens européens en matière de moralité des chaînes d’approvisionnement. Les témoignages de solidarité et d’empathie avec les victimes d’une violence désespérante ne seront plus trahis.

– Un système de diligence obligatoire et ambitieux, mettant en œuvre les recommandations et bonnes pratiques du guide de l’OCDE en matière d’exercice et de divulgation publique des efforts déployés en vue d’un approvisionnement responsable. Pour avoir noué le dialogue avec toutes les parties concernées et avoir été témoins au plus près de la puissance des dynamiques qui s’affrontent dans les zones de conflit, nous affirmons que c’est la seule façon de changer les paramètres de prise de décision des entreprises et d’autres acteurs. »

En novembre 2014, le CCFD-Terre Solidaire a aussi lancé une action dans ce sens autour de cette question cruciale pour les pays du Sud exportateurs de minerais. Le slogan est : Des multinationales Hors-Jeu. Le marché à ses règles, les populations ont leur droit.

On peut aisément établir un lien entre ces deux démarches et la lettre du Pape François à l’occasion de la Journée mondiale pour la paix du 1er Janvier 2015. Il y dénonce le nouvel esclavagisme : « Non plus esclaves, mais frères. » Envisageant les différentes niveaux de responsabilité, il évoque entre autres les Etats qui doivent veiller « à ce que leurs propres législations nationales sur les migrations, sur le travail, sur les adoptions, sur la délocalisation des entreprises et sur la commercialisation des produits fabriqués grâce à l’exploitation du travail soient réellement respectueuses de la dignité de la personne (…) ainsi que des mécanismes efficaces de contrôle de l’application correcte de ces normes, qui ne laissent pas de place à la corruption et à l’impunité. »

A propos des entreprises,  elles « ont le devoir de garantir à leurs employés des conditions de travail dignes et des salaires convenables, mais aussi de veiller à ce que des formes d’asservissement ou de trafic de personnes humaines n’aient pas lieu dans les chaînes de distribution ».

Enfin, il parle de nous, les consommateurs, évoquant notre responsabilité sociale. « En effet, chaque personne devrait avoir conscience qu’« acheter est non seulement un acte économique mais toujours aussi un acte moral » (Cf. Exhort. ap. Evangelii gaudium, nn. 24).

Il me semble qu’au moment de la ruée vers les cadeaux de fin d’année, le souvenir de cette responsabilité peut être bénéfique.

Photo B. Ugeux : la ville de Busan, la « réussite » sud-coréenne, patrie de Samsung.

[1] Cf. la section 1502 de la loi américaine Dodd-Frank adoptée en 2010.

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