En Afrique sub-saharienne, ou parmi les migrants
africains dans les pays occidentaux, on constate la réalité massive d’une forme
de « double appartenance ».
En effet, de nombreux chrétiens africains expérimentent, dans leur pratique
quotidienne et dans la profondeur de leur cœur, la tension entre leur foi
chrétienne et les croyances traditionnelles. Cela n’a rien d’étonnant. Il
était difficile pour la majorité des premiers évangélisateurs de comprendre que
la culture et la religion africaine[1] étaient
les deux faces inséparables d’une même réalité (comme pour l’Inde avec
l’indianité et l’hindouisme, per exemple). Par la suite, nombre de théologiens
et de philosophes africains ont reproché à l’évangélisation de les avoir
occidentalisés comme condition pour être évangélisés. D’où le succès des
mouvements pour la négritude et pour le « recours » à l’authenticité,
à l’époque. Aujourd’hui, après plus d’un
siècle d’évangélisation, il semble évident qu’on a sous-estimé la cohérence et
la résistance des cultures traditionnelles. Or le retour d’un certain
« paganisme » en Occident comble aussi de confusion certains
pasteurs. En effet, les cultures traditionnelle occidentales s’avèrent plus résistantes aux
autres influences culturelles qu’on le pensait, même si certaines ont disparu
ou sont menacées par la mondialisation.
Il ne faudrait pas
condamner cette double appartenance dans la mesure celle-ci se vit comme une
complémentarité entre une culture et la foi chrétienne dans ce qu’elles ont de
compatibles. C’est l’objectif de
l’inculturation (l’appropriation par une culture du message chrétien selon son
génie propre).. Mais il ne faudrait pas
être obsédé par les inévitables risques de syncrétisme. Autant il est
souhaitable qu’un chrétien africain choisisse le Christ comme son seul sauveur
et qu’il relativise les autres croyances, autant il est normal que dans les
grandes transitions culturelles, les tentatives de synthèse harmonieuses prennent
du temps. Cela implique la
reconnaissance d’un droit à l’erreur… et la nécessité d’un discernement
réaliste. Combien de temps a-t-il fallu pour que la pensée sémitique soit assumée
par la culture grecque qui, aujourd’hui, domine l’expression de la foi
chrétienne en Occident? C’est cette
version du christianisme qui a été exportée – et parfois imposée – en Afrique.
Cependant, tout n’a pas la même importance dans une culture ni
donc la même capacité de résistance. Par exemple, dans un grand nombre de cultures africaines, il existe la croyance en deux mondes, l’un visible,
l’autre invisible, en perpétuelle interconnexion. La croyance dans les
ancêtres et dans les esprits est une réalité massive. Notons que saint Paul évoque
aussi un monde des esprits (Col 1,16). Malgré la lutte menée contre ces croyances
et la destruction d’innombrables statuettes d’ancêtres, on continue toujours à
croire que « les morts ne sont pas morts » comme le disait Birago
Diop. Et pour toute réalité importante – surtout les rites de passage – les aînés
transmetteurs de la vie sont convoqués lorsque celle-ci est célébrée. Or, le 10
avril 1994, lors de l’inauguration du premier synode africain, le Pape
Jean-Paul II disait dans son homélie : « Les
fils et les filles de l’Afrique aiment le vie. C’est précisément cet amour de
la vie qui les pousse à donner une si grande importance à la vénération de
leurs ancêtres. Ils croient instinctivement que les défunts continuent à vivre
et ils restent en communion avec eux. Ne serait-ce pas d’une certaine façon une
préparation à la foi dans la communion des saints ? »
Une autre croyance
est particulièrement résistante, elle concerne les causes de la maladie et de la mort. La plupart du temps elles
sont personnalisées et ont une dimension communautaire. D’où le rôle encore prépondérant
aujourd’hui des devins et autres tradipraticiens. Il y a déjà longtemps qu’on
chantait à Kinshasa : « le matin à la messe, le soir chez le
devin », et un évêque africain disait lors du Synode de 1994 : « Beaucoup
de croyants africains sont comme les batraciens : quand le danger est dans
l’eau, ils sautent sur la terre, et quand il est sur la terre ils plongent dans
l’eau ».
Plutôt que de critiquer cette réalité qui résiste aux efforts
d’évangélisation, il serait peut-être opportun de se demander comment il se
fait que ces croyances sont si résistantes et si notre inculturation a été
assez respectueuse du génie des traditions africaines. Or, certains confrères
ont fait un travail remarquable dans ce domaine. Mais on constate encore
aujourd’hui le succès grandissant des
Eglises afro-chrétiennes – souvent qualifiées de sectes par les catholiques –
qui semblent mieux tenir compte du monde de l’invisible et de l’approche traditionnelle
de la santé. Certes, on y rencontre beaucoup de confusion et d’abus de
pouvoir, mais ce n’est pas une raison suffisante pour ne pas s’interroger sur
leur succès. Le rapporteur général du synode de
1994, le cardinal H. Thiandoum, archevêque de Dakar, avait insisté sur la
nécessité de dialogue avec ces Eglises: “Leur progression nous
invite à revoir nos méthodes d’évangélisation et d’attention pastorale.
Ne devons-nous pas reconnaître le secret de leur réussite : zèle
et conviction profonde, attention aux besoins individuels du corps et de l’âme,
organisation efficace en petits groupes, le caractère festif, chaleureux et
joyeux de leurs célébrations ?”
Bref, on peut espérer que
la persistance de cette double appartenance rende l’Eglise catholique toujours
plus inventive dans l’élaboration d’un
christianisme vraiment africain.
Photo : Chemin de croix africain.
7
P
[1]
Je n’entre pas ici dans le débat à propos du pluriel ou du singulier pour
définir la RTA. Je m’excuse aussi auprès de mes lecteurs africains pour cette
généralisation des « Africains ». Je suis bien conscient qu’il
faudrait ajouter des nuances importantes selon la diversité des cultures et
selon la singularité de chaque croyant africain. Le sujet de l’article m’oblige
à n’aborder qu’un très large point en vue. Si je cite surtout le Synode de
1994, c’st parce que celui de 2009 ne s’est presque pas intéressé à ces
questions.