jeudi 16 avril 2020

Lettre de la Savane N°41, d'avril 2020


Chères amies, chers amis,

C’est de Bukavu, où je suis confiné, comme beaucoup d’entre vous que je vous envoie ce message pascal. Je vais bien. Tout d’abord je souhaite à celles et ceux parmi vous pour qui cela a un sens et de l’importance une joyeuse fête de la Résurrection à travers tout. J’ose écrire joyeuse, alors que pour la plupart d’entre nous, nous avons célébré le triduum en petites communautés ou complètement confinés. Pour certains ce fut une grande frustration, comme ici en RDC, où les fêtes pascales sont toujours une occasion de célébrations religieuses ferventes et joyeusement animées par toutes sortes de chorales qui s’exercent à exécuter entre autres l’alléluia de Haendel. Je dis joyeuse, même si mon cœur est habité par l’inquiétude que j’ai exprimée dans mon blog pour la revue La Vie à propos de l’impossibilité d’organiser un confinement dans les mégapoles africaines où les gens sont entassés dans des constructions de fortune et où un très grand nombre d’entre eux n’a aucune réserve monétaire ou alimentaire et sont obligés de travailler chaque jour pour avoir à manger le soir. Déjà, dans certaines grandes villes d’autres pays, la tentative de confiner de force à provoquer des émeutes.
Si j’ose vous souhaiter la paix de Pâques, c’est dans le sens que je garde profondément en moi l’espérance, parce que je crois que les effets de la résurrection du Christ, qui est le résultat de la victoire de l’amour, de la fidélité et du pardon, sont toujours à l’œuvre aujourd’hui. Je crois que la maladie, le mal, la mort n’auront pas le dernier mot. Même si comme tout le monde, j’ai peur de souffrir, je ne crains pas la mort, car elle n’est pas la fin de tout, pour moi et pour ceux qui partagent ma foi.
Mais cela va au-delà de cette perspective de foi. Combien de fois et depuis longtemps, dans mes Lettres de la Savane comme dans mes enseignements à l’université ou dans la formation permanente, je reviens sur le fait que le soi-disant ordre mondial qui s’est construit sur l’exploitation des pauvres et la marginalisation de milliards de personnes, était une injure à l’humanité et à Dieu. Trouver normal qu’une infime minorité de la planète dispose de la majorité des ressources au détriment du reste de la population a toujours été pour moi une source de scandale. Tout cela a été favorisé par une organisation mondiale qui a profité au maximum des progrès technologiques et qui a imposé une vie inhumaine à une trop grande partie de la population du monde.
Nous étions dans le délire, dans la toute-puissance, dans ce que les Grecs appelaient l’hubris, proclamant que tout était contrôlé et qu’il était normal que l’accélération exponentielle que nous expérimentions laisse « un certain pourcentage » au bord de la route. Mais en plus nous avons pratiqué le déni et l’irresponsabilité sur le plan des finances internationales et nationales, comme mon frère Georges le démontre bien dans ses interventions universitaires ou dans les médias, ainsi que dans son dernier livre, « La descente aux enfers de la finance » où il montre bien qu’il serait malhonnête de mettre sur le dos de la pandémie la descente aux enfers d’un tsunami annoncé mais occulté par les décideurs. Il était temps que tout s’arrête et que l’on rebatte les cartes ! Ce qui est terrible, c’est que la mise en question radicale, que nous expérimentons aujourd’hui, fasse autant de dégâts et particulièrement auprès des plus fragiles. Toutes les statistiques montrent que ce sont les marginalisés qui sont les plus touchés par les conséquences de la maladie et de la récession économique. Par contre, et cela me paraît évident en lisant ce que je vois défiler comme mises en question et comme réflexions sur les différents réseaux sociaux, il y a une redécouverte de valeurs comme celles de l’intériorité, de la solidarité (qui était le mot-clé de mes vœux de Noël), de la justice sociale, de la valeur du travail des gens ignorés et dont pourtant on ne peut pas se passer. Je pense à un article que je viens de lire aujourd’hui qui raconte à quel point nous tous, les confinés, dépendons non seulement des réseaux sanitaires mais aussi de gens aussi obscurs que le personnel de manutention des centres commerciaux ainsi que les chauffeurs-routiers, souvent mal payés, non reconnus, et sans lesquels nous n’aurions rien dans notre assiette. Aujourd’hui, ces gens sont considérés comme nécessaires pour la survie de nos sociétés, à notre grande surprise ! Nous allons être confrontés à des révisions déchirantes qui vont peut-être aller dans le sens que le Christ évoque dans l’Évangile quand il dit que les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers. Je lisais également les réflexions d’un philosophe français bien connu qui évoquait les avantages intellectuels et littéraires du confinement, étant lui-même à l’âge de la retraite, avec son conjoint. Il ne semblait pas savoir que pour une grande partie des gens de la planète, la lecture n’est ni possible ni même désirée, en outre, pour beaucoup, les tensions familiales et conjugales vécues dans les petits logements rendent tout simplement illusoire ce genre de détente. C’est une délectation pour privilégié, dont je fais partie. Alors j’inviterais certains chroniqueurs à la pudeur tout simplement….
Quelle est la situation chez nous ?
Alors qu’en ce 16 avril, au moment où je vous écris, le nombre de personnes contaminées recensées dans le monde dépasse les 2 millions, en RDC on évoque 267 cas confirmés, 22 décès 23 guéris, principalement à Kinshasa ; à Bukavu on parle de quatre cas confirmés, mais il n’y a aucun moyen ou presque de pratiquer des tests dans l’ensemble du pays. Donc on ne sait rien de la diffusion réelle dans les bidonvilles, ou des personnes asymptomatiques, et de toute façon l’abandon des structures sanitaires par l’État depuis des décennies ne permettrait à celles-ci que de venir au secours de quelques rares privilégiés. Or, au même moment, au nord, à Beni on assiste à une recrudescence du virus Ebola (trois cas récents dont deux déjà décédés). Si à Bukavu, le confinement n’est imposé qu’à ceux qui ont plus de 60 ans, toutes les frontières avec les pays voisins sont fermées et des grandes villes sont isolées du reste du pays. Heureusement que les transports routiers sont autorisés entre les pays limitrophes. Dans notre ville il est également obligatoire de sortir avec un masque. Toutes les institutions d’enseignement sont fermées, de même que les hôtels, les restaurants et les bars, du moins officiellement, car on voit tout de même des gens se faufiler par les portes arrière. Sinon la vie continue dans cette ville, ou comme dans beaucoup de pays d’Afrique, la plus grande partie de la population vit au jour le jour, l’expression employée ici c’est « au taux du jour ». On ne peut pas parler d’une psychose généralisée ni d’une pratique excessive des gestes protecteurs ! Malgré tout lil y a de a vie et la grande capacité d’humour de nos frères et sœurs africains les rendent capables de traverser des épreuves sans se laisser écraser. Dans notre région, il y a eu tant de massacres, de guerres, de pillages des richesses par les pays voisins, avec en permanence aujourd’hui des attaques violentes menées par certains des 137 groupes armés présents dans l’est du pays, les gens ont appris à faire face à l’épreuve en étant solidaires et en continuant à espérer. Dans ces sociétés encore très religieuses, la confiance en Dieu s’exprime avec une profonde conviction, ce qui à la fois donne beaucoup de courage dans les épreuves mais aussi favorise un certain fatalisme. Il n’est pas rare que quand on reproche à quelqu’un de ne pas se couvrir ou de ne pas se protéger, la personne réponde « moi c’est Dieu qui me protège ». Cela ne se trouve pas seulement parmi des gens qui sont endoctrinés par des pasteurs autoproclamés, mais mêmes chez certains « mystiques » parmi des autorités catholiques.
Bref, nous continuons à espérer que pour des raisons difficiles à vérifier, comme le climat de nos régions, la pandémie ne s’étendra pas parmi nous, sinon ce sera une véritable catastrophe sanitaire et économique.
Je crois vraiment que cette période de confinement, pour beaucoup d’entre vous dont je connais l’ouverture d’esprit, l’attitude critique par rapport à la civilisation actuelle, la vie intérieure, est une occasion privilégiée de mettre en question les « évidences » sur lesquelles nous avons construit notre vie quotidienne de façon parfois naïve, routinière, si ce n’est aussi de temps en temps cynique par rapport à ces injustices dont personne ne peut dire qu’il n’était informé depuis des décennies. Souhaitant qu’aucun d’entre vous ne soit directement atteint par cette pandémie, j’espère de tout cœur que cette épreuve sera l’occasion de revoir de fond en comble nos valeurs afin qu’il y ait plus de compassion et de justice à l’avenir. 
Bernard, votre frère.
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