Chères
amies, chers amis,
C’est
de Bukavu, où je suis confiné, comme beaucoup d’entre vous que je
vous envoie ce message pascal. Je vais bien. Tout d’abord je
souhaite à celles et ceux parmi vous pour qui cela a un sens et de
l’importance une
joyeuse fête de la Résurrection à
travers tout. J’ose écrire joyeuse, alors que pour la plupart
d’entre nous, nous avons célébré le triduum en petites
communautés ou complètement confinés. Pour certains ce fut une
grande frustration, comme ici en RDC, où les fêtes pascales sont
toujours une occasion de célébrations religieuses ferventes et
joyeusement animées par toutes sortes de chorales qui s’exercent à
exécuter entre autres l’alléluia de Haendel. Je dis joyeuse, même
si mon cœur est habité par l’inquiétude que j’ai exprimée
dans mon blog pour la revue La Vie à propos de l’impossibilité
d’organiser un confinement dans les mégapoles africaines où les
gens sont entassés dans des constructions de fortune et où un très
grand nombre d’entre eux n’a aucune réserve monétaire ou
alimentaire et sont obligés de travailler chaque jour pour avoir à
manger le soir. Déjà, dans certaines grandes villes d’autres
pays, la tentative de confiner de force à provoquer des émeutes.
Si
j’ose vous souhaiter la paix de Pâques, c’est dans le sens que
je garde profondément en moi l’espérance, parce que je crois que
les effets de la résurrection du Christ, qui est le résultat de la
victoire de l’amour, de la fidélité et du pardon, sont toujours à
l’œuvre aujourd’hui. Je
crois que la maladie, le mal, la mort n’auront pas le dernier mot.
Même si comme tout le monde, j’ai peur de souffrir, je ne crains
pas la mort, car elle n’est pas la fin de tout, pour moi et pour
ceux qui partagent ma foi.
Mais
cela va au-delà de cette perspective de foi. Combien de fois et
depuis longtemps, dans mes Lettres de la Savane comme dans mes
enseignements à l’université ou dans la formation permanente, je
reviens sur le fait que le soi-disant ordre mondial qui s’est
construit sur l’exploitation des pauvres et la marginalisation de
milliards de personnes, était une injure à l’humanité et à
Dieu. Trouver
normal qu’une infime minorité de la planète dispose de la
majorité des ressources au détriment du reste de la population a
toujours été pour moi une source de scandale.
Tout cela a été favorisé par une organisation mondiale qui a
profité au maximum des progrès technologiques et qui a imposé une
vie inhumaine à une trop grande partie de la population du monde.
Nous
étions dans le délire, dans la toute-puissance, dans ce que les
Grecs appelaient l’hubris, proclamant que tout était contrôlé et
qu’il était normal que l’accélération exponentielle que nous
expérimentions laisse « un certain pourcentage » au bord
de la route. Mais en plus nous avons pratiqué le déni et
l’irresponsabilité sur le plan des finances internationales et
nationales, comme mon frère Georges le démontre bien dans ses
interventions universitaires ou dans les médias, ainsi que dans son
dernier livre, « La descente aux enfers de la finance »
où il montre bien qu’il
serait malhonnête de mettre sur le dos de la pandémie la descente
aux enfers d’un tsunami annoncé mais occulté par les décideurs.
Il était temps que tout s’arrête et que l’on rebatte les
cartes ! Ce qui est terrible, c’est que la mise en question
radicale, que nous expérimentons aujourd’hui, fasse autant de
dégâts et particulièrement auprès des plus fragiles. Toutes les
statistiques montrent que ce sont les marginalisés qui sont les plus
touchés par les conséquences de la maladie et de la récession
économique. Par contre, et cela me paraît évident en lisant ce que
je vois défiler comme mises en question et comme réflexions sur les
différents réseaux sociaux, il y a une redécouverte de valeurs
comme celles de l’intériorité, de la solidarité (qui était le
mot-clé de mes vœux de Noël), de la justice sociale, de la valeur
du travail des gens ignorés et dont pourtant on ne peut pas se
passer. Je pense à un article que je viens de lire aujourd’hui qui
raconte à quel point nous tous, les confinés, dépendons non
seulement des réseaux sanitaires mais aussi de
gens aussi obscurs que le personnel de manutention des centres
commerciaux ainsi que les chauffeurs-routiers,
souvent mal payés, non reconnus, et sans lesquels nous n’aurions
rien dans notre assiette. Aujourd’hui, ces gens sont considérés
comme nécessaires
pour la survie de nos sociétés, à notre grande surprise !
Nous allons être confrontés à des révisions déchirantes qui vont
peut-être aller dans le sens que le Christ évoque dans l’Évangile
quand il dit que les premiers seront les derniers et les derniers
seront les premiers. Je lisais également les réflexions d’un
philosophe français bien connu qui évoquait les avantages
intellectuels et littéraires du confinement, étant lui-même à
l’âge de la retraite, avec son conjoint. Il ne semblait pas
savoir que pour une grande partie des gens de la planète, la lecture
n’est ni possible ni même désirée, en outre, pour beaucoup, les
tensions familiales et conjugales vécues dans les petits logements
rendent tout simplement illusoire ce genre de détente. C’est une
délectation pour privilégié, dont je fais partie. Alors
j’inviterais certains chroniqueurs à la pudeur tout simplement….
Quelle
est la situation chez nous ?
Alors
qu’en ce 16 avril, au moment où je vous écris, le nombre de
personnes contaminées recensées dans le monde dépasse les 2
millions, en RDC on évoque 267 cas confirmés, 22 décès 23 guéris,
principalement à Kinshasa ; à Bukavu on parle de quatre cas
confirmés, mais il n’y a aucun moyen ou presque de pratiquer des
tests dans l’ensemble du pays. Donc on ne sait rien de la diffusion
réelle dans les bidonvilles, ou des personnes asymptomatiques, et de
toute façon l’abandon des structures sanitaires par l’État
depuis des décennies ne permettrait à celles-ci que de venir au
secours de quelques rares privilégiés. Or, au même moment, au
nord, à Beni on assiste à une recrudescence du virus Ebola (trois
cas récents dont deux déjà décédés). Si à Bukavu, le
confinement n’est imposé qu’à ceux qui ont plus de 60 ans,
toutes les frontières avec les pays voisins sont fermées et des
grandes villes sont isolées du reste du pays. Heureusement que les
transports routiers sont autorisés entre les pays limitrophes. Dans
notre ville il est également obligatoire de sortir avec un masque.
Toutes les institutions d’enseignement sont fermées, de même que
les hôtels, les restaurants et les bars, du moins officiellement,
car on voit tout de même des gens se faufiler par les portes
arrière. Sinon la vie continue dans cette ville, ou comme dans
beaucoup de pays d’Afrique, la
plus grande partie de la population vit au jour le jour, l’expression
employée ici c’est « au taux du jour ».
On ne peut pas parler d’une psychose généralisée ni d’une
pratique excessive des gestes protecteurs ! Malgré tout lil y a
de a vie et la grande capacité d’humour de nos frères et sœurs
africains les rendent capables de traverser des épreuves sans se
laisser écraser. Dans notre région, il y a eu tant de massacres, de
guerres, de pillages des richesses par les pays voisins, avec en
permanence aujourd’hui des attaques violentes menées par certains
des 137 groupes armés présents dans l’est du pays, les gens ont
appris à faire face à l’épreuve en étant solidaires et en
continuant à espérer. Dans ces sociétés encore très religieuses,
la
confiance en Dieu s’exprime avec une profonde conviction, ce qui à
la fois donne beaucoup de courage dans les épreuves mais aussi
favorise un certain fatalisme.
Il n’est pas rare que quand on reproche à quelqu’un de ne pas se
couvrir ou de ne pas se protéger, la personne réponde « moi
c’est Dieu qui me protège ». Cela ne se trouve pas seulement
parmi des gens qui sont endoctrinés par des pasteurs autoproclamés,
mais mêmes chez certains « mystiques » parmi des autorités
catholiques.
Bref,
nous continuons à espérer que pour des raisons difficiles à
vérifier, comme le climat de nos régions, la pandémie ne s’étendra
pas parmi nous, sinon ce sera une véritable catastrophe sanitaire et
économique.
Je
crois vraiment que cette période de confinement, pour beaucoup
d’entre vous dont je connais l’ouverture d’esprit, l’attitude
critique par rapport à la civilisation actuelle, la vie intérieure,
est
une occasion privilégiée de mettre en question les « évidences »
sur lesquelles nous avons construit notre vie quotidienne de façon
parfois naïve, routinière, si ce n’est aussi de temps en temps
cynique par rapport à ces injustices dont personne ne peut dire
qu’il n’était informé depuis des décennies. Souhaitant
qu’aucun d’entre vous ne soit directement atteint par cette
pandémie, j’espère de tout cœur que cette épreuve sera
l’occasion de revoir de fond en comble nos valeurs afin qu’il y
ait plus de compassion et de justice à l’avenir.
Bernard, votre
frère.
Début
d’incendie dans un quartier défavorisé de Bukavu. L’entassement
est tel que cela se propage aussitôt.
|