CECAB
– Atelier sur les mémoires, Gitega 28 mai- 1er juin 2018
Contrer
la répétition de la violence : infra-mémoire, mémoire,
post-mémoire.
A
propos de l’épigénétique, par Bernard Ugeux
Le
titre que j’ai donné à cet exposé sur l’épigénétique peut
sembler du jargon, mais nous allons comprendre progressivement le
sens de ces expressions.
Avant-Propos
Ce
qui hante les régions et les peuples qui ont connu des cycles de
violences collectives, qui se sont répétées, c’est comment
arrêter le cycle une fois pour toutes. Et derrière cette répétition
se pose toujours la question, quel est l’effet déclencheur qui
favorise cette reproduction ? Alors que chaque fois qu’une
étape du cycle s’arrête, on dit : plus jamais cela. Il
existe des explications sociologiques et culturelles (différences
ethniques, de classes sociales etc.), et des explications politiques,
(les pouvoirs instrumentalisent ces tensions entre les gens pour
gouverner ou pour éliminer des adversaires), mais il est aussi
important de considérer aussi les fonctionnements psychiques qui
sont derrière ces comportements et qui déroutent les observateurs A
ce propos, on constate qu’il y a des personnes qui sont marquées
par des événements qu’elles n’ont jamais vécus, souvent des
événements traumatisants, soit qu’elles sont trop jeunes soit
même qu’elles n’étaient pas encore nées, soit qu’elles aient
hérité de mémoires toxiques qui fonctionnent comme des souvenirs
(parfois par bribes, ou flashs) à propos d’événements du passé.
Dans une démarche thérapeutique on peut se rendre compte que des
patients fonctionnent avec des références à des événements
traumatiques qu’ils n’ont pas vécus. C’est ce qui explique
l’apparition encore assez récente de la psychogénéalogie.
Les
apports de l’épigénétique à la psychogénéalogie
La
psychogénéalogie présente une approche psychologique des
dysfonctionnements actuels, qui se réfère à la généalogie de la
famille et de la personne. Cela permet parfois de découvrir des
« secrets de famille » dont personne ne parle jamais mais
qui hantent le psychisme des générations actuelles. Ils continuent
à agir sur les comportements des descendants sans qu’ils ne
comprennent d’où viennent ces souvenirs, ces interférences, ces
émotions ou ces inhibitions. Ainsi ils peuvent être habités par
des peurs, des colères, des tristesses, des désirs de vengeance,
des fragilités et même, comme on a pu le constater dans nos
régions, par un sentiment de fatalité. « De toute façon,
nous aurons notre tour (de violences…). Il n’y a pas de raison
que cela ne recommence pas. ». Ce qui explique parfois la passivité
quand de nouveaux drames se produisent.
Or
les recherches récentes en biologie dans le domaine de la génétique,
révèlent qu’il existe une transmission des souvenirs de façon
génétique, qui ne modifient pas le code génétique. Dans cet
exposé un peu technique, je reprends des articles publiés dans le
n° 10/2017 de la Revue Esprit et dans Wikipédia. On relie ce
phénomène à ce qu’on appelle aujourd’hui l’épigénétique
en biologie. Epi : au-dessus, de la génétique. On la définit
ainsi : c’est une
discipline de la biologie qui étudie la nature des mécanismes
modifiant de manière réversible, transmissible (lors des divisions
cellulaires) et adaptatives, l’expression des gènes sans en
changer la séquence de l’ADN.
On sait que la génétique étudie la transmission de l’ADN,
entre autres. Mais l’épigénétique s’intéresse à une couche
d’informations complémentaire qui va influencer la façon dont les
gènes vont être utilisés. Il est important de découvrir qu’en
même temps que notre ADN une couche d’informations nous est
transmise de façon adaptative et réversible. Ces deux aspects sont
très importants. Cela concerne des événements qui ont profondément
influencé des personnes qui nous ont précédés. Il y a donc des
informations complémentaires présentes comme traces du vécu des
personnes qui nous ont transmis nos gènes, grands-parents, parents…
Elles vont influencer la façon dont nous vivons nos gènes, notre
propre identité. Cela explique d’un point de vue biologique que
nous soyons impressionnés, influencés par des événements que nous
n’avons pas vécus et qui sont inscrits dans la mémoire de notre
corps. C’est par cette transmission épigénétique que cette
information est passée. La mise en lumière récente de ces moyens
épigénétiques d’adaptation est considérée comme la plus grande
révolution biologique de ces dernières années. Elle aide à
expliquer des comportements actuels et ainsi que des sortes
d’irruptions dans notre mémoire de faits passés, que nous n’avons
pas vécus nous-mêmes. C’est comme une mémoire
par procuration où les
survivants portent la mémoire fatale des ancêtres.
A
propos de la post-mémoire
Le
dossier de la revue Esprit explique comment fonctionne la
post-mémoire. C’est celle qui correspond à la façon dont on
essaie de gérer cet héritage présent dans notre mémoire. Cela
devrait aider des descendants de traumatisés à gérer les traces de
ce traumatisme qui agissent en eux et dans la collectivité. Cela
touche la question des commémorations, la gestion des mémoires par
les survivants et les gouvernants. L’intérêt est donc de chercher
à gérer cette mémoire souterraine et énigmatique, qui est à la
fois personnelle et collective, et qui jouerait dans la transmission
des effets de traumatisme à travers les générations. Cela touche
la question de la voie secrète par laquelle un petit-enfant peut
être porteur des effets du traumatisme de son grand-père, par
exemple (rescapés de la Shoah).
Marianne
Hirsch a beaucoup travaillé la question de la post-mémoire et l’a
développée. Elle étudie la question de cette transmission et veut
aussi montrer qu’elle n’est pas fatale, puisque c’est
réversible et adaptatif. Il n’y a pas la même fatalité que dans
les gènes ou l’ADN, même si les manipulations génétiques
arrivent à modifier la définition de l’ADN en rapport avec
certaines pathologies. Or cela touche une réalité sur laquelle on
pourrait intervenir aujourd’hui, et des études nouvelles sont
menées pour chercher les moyens d’agir sur la post-mémoire. Ce
serait alors une clé pour rompre la fatalité de la transmission
entre générations de sorte que les descendants ne soient plus
touchés comme ont pu l’être leurs ancêtres. La répétition
traumatique intergénérationnelle ne serait pas inexorable. On
constate que ce qui a influencé la personne qui a vécu dans le
passé, ce n’est pas seulement un traumatisme mais l’ensemble de
la culture, du milieu où elle a vécu, etc. Les traumatismes sont
donc à contextualiser et les mémoires sont le produit d’un
ensemble de facteurs, pas seulement psychologiques ou biologiques. On
y retrouve l’expression culturelle d’une société : la
conception de la vie, le récit fondateur d’un groupe, des
événements, du ressenti ; des éléments non-verbaux seront
transmis également. Nous avons tous été façonnés par la culture
où nous sommes nés et où nous baignons, à travers ces
interactions, ces souvenirs, ces affects.
L’hypothèse
est que nous pouvons aujourd’hui essayer d’évoquer ces
événements passés, en créant des contextes, dont des créations
artistiques et culturelles, qui permettent de retravailler ces
souvenirs et, au mieux, de les apaiser et les intégrer. Cette piste
peut être importante pour nous ici dans les Grands Lacs. Car les
créations artistique et culturelles travaillent les souvenirs pour
les transformer. D’une génération à l’autre, l’imaginaire
supplée le souvenir. Ce que je n’ai pas vécu mais dont j’ai des
traces en moi, je vais essayer de le représenter, de le mettre en
scène, de l’évoquer de façon à intégrer ces éléments de
souvenirs traumatiques individuellement et, surtout, collectivement.
Une
des caractéristiques de l’expérience traumatique, et de l’Etat
de Stress Post-Traumatique (ESPT), c’est qu’on garde des
souvenirs qu’on n’arrive pas à élaborer, on ne peut les énoncer
ou les raconter clairement sous forme de récits. Pour rompre la
répétition, on va travailler une énonciation, une représentation
de ces souvenirs de façon à les apaiser, à les dépasser. Ces
modes d’expression peuvent être linguistiques à travers du
théâtre, des textes, des œuvres d’art, du cinéma, qui évoquent
le passé. Certes, il y a aussi avec tout cela des éléments
historiques, juridiques et politiques qui doivent être traités en
parallèle.
Il
y a donc une possibilité de transformation personnelle et collective
des traces de ces traumatismes afin que la répétition ne soit pas
impitoyable. L’art permet d’exprimer de façon symbolique
ce qui ne peut être mis en mots. Des émotions très fortes,
considérées comme irreprésentables, peuvent être exprimées à
travers la symbolique, le corps, une gestuelle. Quand on considère
comment dans la société civile une artiste est capable, comme en
Bosnie, d’organiser une grande célébration de la souffrance
collective des femmes victimes de viol, on pense à une sorte de
liturgie laïque. Une mise en scène dramatique, où les gens
participent, et qui a un effet cathartique… Je me suis alors
demandé, serions-nous capables, en Eglise, de créer des
paraliturgies qui seraient des mises en scènes apaisées des
traumatismes du passé ?
Ce
qui est donc intéressant dans cette approche de l’épigénétique,
c’est que des éléments génétiques contextuels nous sont
transmis de nos ancêtres et que les effets de cette transmission ne
sont pas irréversibles.
Les
effets de la transmission
Une
des sources de ces découvertes, c’est une étude réalisée sur
trente-huit enfants juifs descendants de survivants de la shoah. Elle
concerne la transmission épigénétique des traumatismes de leurs
ancêtres. On les a observés dans leurs réactions en cas de risque
de traumatisme et on a constaté qu’ils manifestaient des hormones
du stress qui les prédisposaient à un état de stress
post-traumatique (ESPT).
Ce
qui est transmis dans le cas de massacres de masse, étant donné
l’influence du contexte sur le type de transmission, possède une
dimension collective. Elle vient de l’ensemble des événements
traumatiques qui ont marqué non seulement les individus mais
l’ensemble de la société, comme on l’a constaté dans les
drames des Grands Lacs. La « génération d’après »
entretient avec ce traumatisme collectif et culturel une relation sur
laquelle on peut essayer de travailler. Ainsi, la personne elle-même
vit des moments, des affects, des troubles d’un vécu qu’elle
perçoit à certains moments avec la clarté d’une expérience
vécue, alors qu’elle ne l’a pas vécu.
Marianne
Hirsch dit que quand nous grandissons avec des souvenirs hérités si
bouleversants nos propres histoires de vie peuvent être expulsées
par celles de nos ancêtres. Nous sommes alors formés, quoique indirectement par des fragments qui peuvent échapper à
toute compréhension et mise en récit. Il ne faut pourtant pas
tomber dans une fatalité de la répétition. Il y a eu des facteurs
environnementaux, il y a des conséquences sur le système biologique
d’évolution, et on essaie actuellement de comprendre comment cela
se passe exactement. La façon dont on pose un regard rétroactif sur
le passé va influencer la façon dont on va l’intégrer. C’est
là le travail à faire avec la littérature, l’art, etc.
L’infra-mémoire
Une
Chilienne dont les parents ont été torturés à l’époque du
dictateur Pinochet dit : « J’ai reçu en héritage des
images et des affects si vifs et transmis de si près qu’encore
aujourd’hui il m’est difficile d’en parler ». Sans pour
autant conclure que c’est irreprésentable. C’est là qu’elle
utilise le mot post-mémoire. Ce terme désigne un phénomène,
dit-elle, qui m’était presque constitutif, mais dont j’ignorais
qu’il pourrait devenir un objet d’étude, ni même être nommé.
Cette mémoire par procuration caractéristique des descendants des
survivants est aussi avant tout une infra mémoire qui met en
question les mécanismes de transmission que l’on connaît
habituellement qui sont des reportages, des récits, etc. car dans ce
cas il s’agit d’une transmission de type biologique. Elle
introduit ici la notion d’infra-mémoire. Ce sont ces éléments,
ces fragments qui ne se transmettent pas sous forme de récit, mais
qui forment une mémoire dont on a hérité en même temps qu’on a
hérité de son ADN et qui l’accompagne. Elle est la trace de
quelque chose qui est arrivé, qui est absent pour moi puisque je ne
l’ai pas vécu, et pourtant j’en ai un souvenir ! C’est
une mémoire d’autrui présente dans la mienne. Donc la mémoire
habituelle est liée à quelque chose que j’ai vécu et dont je me
souviens et dont je peux parler, par contre, dans l’infra-mémoire,
je n’arrive pas à identifier l’objet et à en parler, mais j’en
suis envahi à certains moments. On ne peut évoquer les mémoires
des autres, chacun a les siennes, ses propres souvenirs. Comment cela
se passe-t-il ? Je renvoie à ce que nous avons vu hier à
propos de l’ESPT, il y a une sorte de crypte, qui recèle dans mon
psychisme un vécu douloureux, secret, dont je ne peux ni faire le
deuil, ni le récit et qui est lié au trauma. Cette crypte, devenue
secrète, qui est un héritage, échappe au deuil et se trouve
incorporée sans possibilité d’élaboration (récit,
représentation), c’est une sorte de savoir non su (consciemment)
une sorte de hantise, comme une compulsion où le passé fait
irruption dans la mémoire (cf. les répétitions dans l’ESPT, d’où
le mot hantise). L’infra-mémoire c’est le passé d’un autre
qui s’introduit dans mon passé, dans mes souvenirs personnels,
sous forme d’une émotion, d’un comportement. Comment se fait la
transmission ? Les chercheurs, qui parlent de fantômes,
préfèrent parler de transfusion plutôt que de transmission. Cette
Chilienne dont le père a été torturée disait : « Mon
père saigne l’histoire » et elle ajoute « A propos de
l’histoire de la dictature chilienne, avant de la connaître, je
l’ai bue avec le lait maternel ». Cela dit quelque chose pour
nous ici aujourd’hui dans notre région. Cet infra-mémoire peut
provoquer chez les gens des manifestations somatiques. Nous en avons
parlé à propos de l’ESPT. Quand ces mémoires surgissent, on est
pris par l’émotion, on a envie de pleurer, la voix se trouble, ou
soudain on est bloqué par un silence. C’est lié à tel objet, tel
chant, telle photo, telle odeur, tel bruit, qui sont remplis
d’affects et qui nous reviennent. Ces affects nous troublent, nous
ne pouvons les rattacher à un souvenir précis, mais on se rend
compte qu’on est le lieu d’accueil de ce souvenir. D’où l’idée
de crypte, par exemple. Cette Chilienne disait que la vue d’hommes
en uniforme lui provoquait une répulsion presque physique, qui
remonte sans doute « à la raideur soudaine, au regard sombre,
à l’expression en même temps dure et craintive de mon père,
lorsque dans un autre pays que le sien, en pleine démocratie et
vingt ou trente ans après la répression du Chili, un policier
s’approchait de lui, ne serait-ce que pour effectuer un contrôle
de papier ». Il s’agit donc d’une invasion de ces souvenirs
liés à un non-verbal de son père. Et ces contenus transfusés se
mélangent alors par fragments à ses souvenirs. Comme un héritage
excessivement présent mais qu’on n’arrive pas à raconter. Elle
précise : « Je me souviens, mais le mot n’est pas
juste, avec précision du moment de l’arrestation de mes parents,
de la solitude de ma mère dans sa cellule en prison, des petites
révoltes qu’elle entreprenait en se couchant à l’envers sur le
lit, déchirant les draps pour faire des tresses, je dis à tort que
je m’en souviens, et non que je le sais, ou qu’on me l’a fait
savoir, car en évoquant ces images, j’ai l’intime conviction
d’avoir été là, plus présente que je ne suis parfois aux
événements de ma vie. » Marianne Hirsch se pose la question
pourquoi se rappeler des moments particuliers de ses parents, pendant
la guerre avec beaucoup de détails, alors qu’on n’a que quelques
souvenirs de sa propre enfance ? Dans cette infra-mémoire il y
a donc comme une transfusion de souvenirs, avec des images, des
paroles, qui se mélangent à d’autres éléments de notre passé.
Ce n’est que quand je pourrai mettre le doigt sur cette réalité,
en essayant de remonter dans les souvenirs de mes ancêtres, que je
pourrai commencer à en parler. Et on parle alors de post-mémoire, à
partir de cette transmission de souvenirs reçue par l’infra-mémoire,
qui agissent en moi, on va essayer d’énoncer, de reconstruire,
d’exprimer ce qui n’a pas pu l’être dans l’infra-mémoire.
Donc dans un travail de post-mémoire, je cherche à exprimer le
contenu de cette infra-mémoire en vue d’une énonciation
effective, reconstruite, exprimée. C’est très important de faire
ce travail de post-mémoire dans les pays de notre région, aider les
personnes et les collectivités à s’approprier et à intégrer
dans un discours ou dans une expression symbolique toutes ces traces
douloureuses pour s’en libérer ou les intégrer.
Représenter
l’irreprésentable ?
Qu’est
ce qui a empêché de se représenter les événements ? On
emploie l’expression : c’est « irreprésentable »,
comme un secret de famille, un secret de l’interdit. Quatre
éléments peuvent expliquer cet aspect d’irreprésentabilité. Le
premier, l’impuissance du sujet qui n’a pas le droit d’évoquer
ces événements. On peut évoquer des survivants qui n’arrivent
pas à parler ou qui n’ont pas le droit d’en parler, par exemple
à cause de la censure (qui peut être d’État ou d’un groupe, de
la société…). Ensuite, il y a l’incapacité de destinataire à
accueillir des tels récits qui sont trop horribles à écouter. D’où
le silence, car ils se disent personnes ne peut comprendre et, de
plus, dès que j’en parle les gens se détournent. C’est une
expérience hors du commun que, même si on essaie de la comprendre,
on ne le peut pas. La troisième cause est l’impossibilité de
l’objet à être représenté, comment une femme qui a été violée
en réunion devant ses enfants et son mari peut-elle parler de cela ?
Ou quelqu’un qui a vu massacrer ses enfants ou ses parents, etc. Si
pas une impossibilité, au moins une très grande difficulté.
Le quatrième élément, c’est l’épuisement des moyens du
langage pour évoquer, se représenter. Comment raconter avec un
langage habituel ? C’est si difficile à nommer…
La
post-mémoire est confrontée à cette opacité, à cette difficulté
d’évocation, à cause de l’interdit, de la sidération. Le défi,
c’est de les dépasser grâce à une énonciation de ce qui a été
transmis comme une pure émotion, grâce à des paroles, des
symboles, des représentations, de ce qui est pure émotion. D’où
l’importance de recueillir les paroles des survivants de la part
des descendants, car en les accueillant, ils comprennent d’où
vient cette infra-mémoire. Ils peuvent replacer l’événement dans
un réseau narratif ou symbolique, et du coup ce qu’il était
interdit de dire prend du sens. C’est un point très important :
trouver un sens, donner du sens à son vécu, surtout quand il est
traumatique. Ce qui avait été condamné à la répétition sans
transformation (sans qu’on ait pu l’élaborer), trouve une
nouvelle cohérence dans un récit. Il y a un travail de créativité
pour arriver, dans la post-mémoire, à partager des éprouvés
graves et lourds en sachant la difficulté pour d’autres d’entendre
ce récit. Il s’agit de suggérer plutôt que de nommer clairement
lorsqu’on fait une expérience d’évocation collective. Il ne
s’agit pas de venir avec des récits détaillés, publics, des
horreurs qu’on a vécues. D’ailleurs on ne peut pas toujours
retrouver une mémoire intacte du passé. Mais quand les survivants
parviennent à transmettre certains vécus, on peut ensuite les
suggérer. C’est là qu’interviennent les arts plastiques, le
cinéma, le théâtre, des expositions, toutes sortes d’éléments
qui sont suggestifs.
Je
vais vous présenter un travail de post-mémoire qui a été réalisé
en Bosnie concernant des femmes qui ont vécu des violences
sexuelles. Or là où les traces sont souvent les plus profondes,
c’est quand le corps a été attaqué et que la peau a enregistré
ce qui s’est passé. Les traumatismes qui touchent le corps, la
peau, sont parmi les plus profonds. Des chercheurs considèrent
qu’aucune expérience n’est plus intime que le mal fait à la
peau, mais aucune n’est plus enfermée que celle qui est dans cette
peau, qui est à la fois ce qui nous clôt et ce qui nous met en
contact avec l’extérieur. Elle se déploie dans des actions
non-verbales, dans des modes de conscience, qui sont en deçà du
quotidien et de la construction du langage. Il n'y a pas à
d'expérience plus intime que le mal fait à la peau, le mal fait aux
organes sexuels, au corps.
Créer
de nouveaux modes de représentation
Alors
qu’on conclut à l’incommunicabilité, le travail de Marianne
Hirsch vise à démontrer qu’on peut quand même tenter une parole.
Il ne faut pas s’installer dans un déterminisme biologique. Il
faut chercher des figures, des représentations, des scènes qui
permettent de rencontrer le passé traumatique. Cela devient alors
une expérience que l'on peut partager, jusqu’à un certain point.
Cela ne signifie pas que les gens doivent s'identifier ou se laisser
envahir par les blessures de l'autre, mais alors on entre dans une
attitude de solidarité et d'action qui ne provoque pas la répétition
mais l’empathie et une transformation. Etant donné l'importance
de la mémoire de la peau, de ce contact et de se toucher, une
tentative concrète pour rejoindre cette expérience a été réalisée
collectivement.
L’auteure
évoque trois essais artistiques, - mais je vais surtout m'appesantir
sur la dernière qui me paraît la plus évocatrice de la
post-mémoire. Il s’agit de tentatives d'expressions de ce drame
de la violence contre des femmes à travers un toucher. Étant donné
que c'est ce contact qui s'est mémorisé dans le corps, dans la
peau, etc., c'est à travers ce toucher que les souvenirs se
transforment, dans un contexte porteur. Elle a considéré trois
propositions. D'abord, une artiste qui a créé des sculptures de
façon assez extraordinaire qui ressemblent à de la peau. C’est
une juive survivante de la Shoah. Une autre qui a organisé une
exposition à Venise, dans une chapelle désaffectée, où il y avait
trois autels. Elle a exposé des paquets de vêtements de femmes. Sur
un autel, elle a mis des saris d'indiennes pour évoquer le viol
collectif des femmes indiennes. Sur un autre autel, elle a posé des
vêtements qu'elle a pu récupérer chez des filles qui avaient été
enlevées par Boko Haram. Et sur le troisième autel, des uniformes
bien repassés ces uniformes que l'on imposait aux filles dans les
pensionnats où elles ont été très souvent dominées et humiliées.
Les visiteurs étaient invités à toucher ces objets. Et par les
explications données et par ce ressenti étaient évoqués les
traumatismes qu'avaient vécu les personnes qui étaient représentées
par ces vêtements. D’où l’invitation à vivre une forme de
solidarité avec les souffrances des personnes évoquées à travers
ces vêtements. La troisième expérience est celle qui m'a le plus
touché, qui a été vécue à Pristina au Kosovo. Elle a été
particulièrement puissante. C’est une personne originaire de ce
pays qui se disait : il faut absolument qu'on rompe le silence sur ce
qui a été infligé aux femmes. Cela a concerné 20 000 Albanaises,
c'est-à-dire 6 % de la population féminine. Elles ont été
systématiquement incarcérées, humiliées et violées, souvent
devant leur famille, par les paramilitaires serbes du temps de la
guerre de Milosevic. Elle s’est demandée comment peut-on essayer
d’évoquer quelque chose de si fort et d’aussi horrible, à une
telle échelle, alors qu'on est actuellement dans l’amnistie des
responsables. Et cette l'époque, le Tribunal pénal international
n'avait pas encore reconnu le viol comme crime de guerre. Alors, on
se trouvait devant l'amnistie de violeurs, l'absence de condamnation
comme crime de guerre, et le silence des victimes après la guerre.
Comment briser alors ce silence ? Elle a eu une idée
extraordinaire. Elle a décidé d’organiser une grande exposition
des robes de victimes, et ce sur un terrain de football, qui est
normalement le symbole de l’homme. Elle a exposé sur ce stade
5000 robes et jupes données par des survivantes et d’autres
personnes. A l’occasion de l’anniversaire de la libération de
Pristina par les forces de l’Otan, on a tendu 45 cordes à linge à
travers tout le terrain de football dans le stade, avec ces robes et
ces jupes pleines de couleurs. Le plus marquant, ce n'est pas
seulement que les femmes ont apporté ces vêtements, mais qu'il y a
eu à ce moment-là de nombreux échanges entre les organisateurs et
les femmes qui venaient apporter leur robe et entre les femmes qui se
rencontraient et se disaient : « moi aussi ! », et parfois la mère
venait avec sa fille, et ainsi la fille apprenait ce qui c'était
passé. On a aussi associé des grandes dames, l’ancienne
présidente de la République et d'autres grandes personnalités à
qui on a demandé d'apporter aussi une robe à ajouter à
l'exposition et ainsi, cette exposition a été l’occasion d’une
libération étonnante du récit. De la part des personnes qui
venaient apporter leur robe, mais aussi petit-à-petit, chez les
personnes qui sont venues à cette exposition et qui étaient
invitées à circuler parmi ces robes, à les toucher. A ce moment-là
l’ancienne présidente du Kosovo leur dit : vous n'êtes pas seuls
nous sommes toutes ensemble, en se référant à ces femmes comme à
des martyrs sacrifiées pour leur pays. Et qui méritent encore et
toujours l’empathie et la solidarité, la reconnaissance du pays.
Il y a donc eu une reconnaissance des victimes, un droit à une
restitution, et bien sûr on a considéré que ce grand geste
symbolique artistique ne pouvait être qu’une étape par rapport au
travail ensuite d'identification des coupables et de compensation.
Mais il fallait d'abord rompre le silence et l'isolement des
survivantes, qui du coup ont osé s’exprimer. Ainsi, quelque chose
d'important a été échangé quand les citoyens kosovars se sont
retrouvés là-bas, au corps-à-corps avec ces vêtements et entre
eux. Ainsi, la transmission de la mémoire traumatique s’est
produite dans le temps et dans l'espace, quelque soit la classe, le
genre, la génération des participants. Et ce traumatisme déplacé
du corps des victimes à ces robes et ensuite aux gens qui étaient
là, en évoquant se passé douloureux a pu apaiser les mémoires.
Au même moment, s’est développée toute une communication sur les
plateformes numériques. Les gens qui ont ensuite commencé à
raconter leur histoire, des photos ont circulé, une catharsis s'est
passée autour de cette exposition.
Ainsi
les actes d’échange font plus que reconnaître un crime passé,
ils ouvrent le passé lui-même. Je cite : « ils nous invitent à
accorder aux femmes qui pourraient avoir porté ses robes ou qui
pourraient s'être fait déchirer leur robe dans des actes brutaux de
viol, un temps avant la violation, un avenir qu’elles se
représentaient et qui leur avait été volé, un avenir que celles
qui ont survécu auraient pu s'approprier. » Et donc c'était comme
un acte de réparation, renvoyant à une histoire potentielle,
c'est-à-dire que les choses auraient pu se passer autrement. C’est
ce qu'on met sous l’expression « histoire potentielle ». On y
évoque le fait que les choses auraient pu se passer autrement. On
aurait pu ne pas poser ces actes ou en tout cas, pas avec cette
cruauté. Et donc ainsi on ouvre vers un avenir qui est plus apaisé,
grâce à ces médiums, ou médiations, artistique, ces différentes
représentations et les échanges qui ont sont nés. Nous pouvons
alors nous assurer que la réinscription épigénétique et la
perpétuation de la violence avec ses répercussions n'est plus
inexorables. Cette artiste qui a proposé à toute cette population
de faire cette démarche a voulu montrer que l'inscription
épigénétique n'était pas inexorable. Et ce qui provoque la
répétition pouvait être enrayé par cette démarche apaisée.
Du
souvenir cognitif au souvenir pragmatique : une quête…
Je reviens au commentaire de Marianne
Hirsch, qui se réfère au philosophe Paul Ricoeur, quand il parle
de l’identification du souvenir. Il a beaucoup travaillé la
question de la mémoire et de la vérité. Ricoeur fait la différence
entre deux sortes de souvenirs, deux dimensions. Il distingue le
souvenir cognitif et le souvenir pragmatique. Le souvenir cognitif,
c’est celui dont je me souviens, de façon un peu passive ; un
souvenir il me revient sans que je le cherche. Il est dans ma
mémoire, spontanément. Le souvenir pragmatique, c’est ce dont je
me souviens, alors que je fais l'effort de me souvenir. Je pars à
la recherche du souvenir. Par exemple, on se retrouve en famille et
on essaye de se souvenir du deuil des parents, entre frères et
sœurs. On se remémore quand cela s'était passé, le lieu, les gens
présents… Là on est dans le souvenir pragmatique. Pour Hirsch,
l’infra-mémoire serait la dimension passive, et la post- mémoire
serait la dimension active. La première mémoire est spontanée, la
post-mémoire mémoire c'est l'identification pragmatique,
c'est-à-dire quand on cherche à savoir exactement ce que ce qui
s'est passé, pour en retrouver le sens.
S’inspirer
de ces recherches contemporaines dans une perspective pastorale et
citoyenne ?
Actuellement,
il existe donc un important travail de recherche qui se développe à
propos de la transmission, et des notions d’infra-mémoire et de
post-mémoire. C'est un chantier tout récent et prometteur. Disons
encore un mot de ce qu'on appelle la survivance Cela concerne les
efforts qu'on faits les survivants pour continuer à vivre après des
événements douloureux. C'est un concept qu'on utilise aujourd'hui
pour signifier la stratégie inconsciente que les survivants ont
employée pour survivre. C’est ce que le gens qui ont assisté aux
massacres ont tenté, avec le désir de revenir à une vie « normale
», malgré tout le poids des souvenirs qui étaient dans leurs
mémoires et, dans le cas de leurs descendants, dans les
infra-mémoires. La survivance est cette stratégie inconsciente que
les survivants d'une catastrophe grave ont utilisée pour
reconstruire une vie possible, une vie « normale » entre
guillemets. Mais ces survivants portent la charge de la mort et en
même temps comme une sorte de culpabilité : « moi je suis en vie ?
pourquoi eux, pourquoi moi ? » Parfois on se dit « j'aurais
préféré que ce soit moi qui soit tué, comme cela au moins je ne
serais plus là avec tout ce poids. » C'est ce le poids, cette
double dette que les survivants ressentent envers les morts, et
envers les survivants qui ont précédé. Il y a comme une
culpabilité confuse qui agit. Les survivants des survivants, les
descendants des survivants, peuvent être tentés par une double
attitude dangereuse, soit fusionner, s’identifier complètement
avec ceux qui ont vécu un traumatisme, soit nier, le déni. Aussi
bien la fusion que le déni empêchent de vivre un travail
libérateur.
Ce
que je viens d’exposer demanderait encore bien des nuances et des
approfondissements, mais quand j'ai découvert cette recherche, j’ai
pensé aux survivantes que j’accueille à Bukavu, aux récits que
j’ai lus à propos du génocide au Rwanda, à ce que j’ai
entendu de la répétition de ce que vous vivez ici au Burundi. Je
me suis dit, d'abord, il y a ici un élément d'explication de ce que
les petits-enfants peuvent être troublés par ce qu’ils ont
hérité, à la lumière de l’étude sur l’infra-mémoire.
Ensuite, ce qui est aussi important, c’est qu’il est dit que ce
n’est pas irréversible. Ce n’est pas comme l’ADN, ni de la
génétique classique. Cette couche de souvenirs familiaux,
culturels, cet ensemble qui revient par fragments, à certains
moments sous forme d’émotions, interfère dans le quotidien. Je
peux travailler dessus à travers des récits, des représentations
symboliques, des célébrations etc. comme ce qui s'est passé à
Pristina. Il y a eu le terrain de football, avec les points de
couleur de toutes ces robes et ces jupes, puis tout ce que les gens
se sont racontés quand ils sont allés au stade, pour toucher ces
robes, 5.000 robes ! Les gens qui étaient dans le déni,
particulièrement les hommes, ont regardé. Je crois que ce fut là
un message provocateur pour les hommes, afin qu’ils reconnaissent
ce que d’autres hommes ont fait à leur femme, certains d’entre
eux étaient coupables de certains actes. Quand ils ont circulé
dans ces rangées de robes, qu’est-ce qui s’est passé en eux,
quelle évocation ? De même quand les femmes leur ont parlé de ce
qui leur est arrivé, en leur montrant leur robe… ? Je me demande
si on ne pourrait pas imaginer des formes de paraliturgies
chrétiennes où à travers des objets, des évocations, on libérerait, la parole, on donnerait leur place aux victimes, la
possibilité de parler, ou au moins d'évoquer à travers des
symboles ce qu'elles ont vécu… Je n'en ai pas l’expérience,
mais j’ai l’intuition que cela pourrait être une forme
particulièrement féconde de commémoration, et donc de purification
de la mémoire. C’est pour cela que j’ai voulu en parler avec
vous, à l’occasion de cette rencontre où, précisément, une des
raisons pour lesquelles Monseigneur Joachim m’avait invité, était
de réfléchir sur la façon d’arrêter le cycle des répétitions.
Certes, à propos de Pristina, on n’est pas dans un cycle de
répétitions comme ce que vous avez connu pendant des décennies.
Cela n'empêche qu’il y a eu là un travail de post-mémoire.
Peut-on espérer que si on arrive à organiser des célébrations
d’une telle force, quand il y aura de nouvelles provocations par
des gens au pouvoir, des personnes qui auraient vécu de tels temps
forts décideraient de ne plus répondre, de nouveau, par un
déchaînement dû à la peur, par des actes d'irresponsables.
Bref,
l’article d’Esprit et la rubrique dans Wikipédia nous indiquent
une source possible et féconde de guérison, grâce à une recherche
toute récente qui demande beaucoup d’approfondissement théorique
mais, aussi, des essais concrets de saines commémorations que nous
pourrions valoriser avec l’aide d’artistes et de compositeurs, en
plus de nos liturgistes. Je pense aussi au recueil des récits de
personnes qui ont risqué ou donné leur vie pour en sauver d’autres
(souvent d’une autre ethnie) durant les événements. Nous les
avons évoquées avec des exemples précis, tant des fidèle que des
évêques… Eux aussi méritent certainement un mémorial…
Dans
la recherche biologique, l’épigénétique est utilisée pour des
traitements médicaux, mais on n’a pas encore beaucoup
d’applications sur le plan psychologique. Cependant, il y a de
nouvelles perspectives pour une réflexion et une nouvelle
créativité. Je pense que c’est un chantier prometteur que je
compte personnellement approfondir dans mon travail de recherche et
dans ma pratique.
Pouvons-nous,
en tant qu’Eglises des Grands Lacs, nous saisir de ces
problématiques et en tirer des fruits pour nos accueils individuels
comme lors de certaines commémorations ? Peut-être. C’est à
chacun de nous, dans le lieu où il travaille, de vérifier la
pertinence pastorale des apports de l’épigénétique. La
collaboration avec des professionnels de diverses branches médicales
et artistiques et avec des communautés bien enracinées serait
certainement profitable. Que l’Esprit-Saint nous inspire…
Père
Bernard Ugeux M.Afr.